Porte du Soleil de Christophe Manon (2) par Yves Boudier
Si la critique lettrée évoque le plus souvent Stendhal sur le thème du Voyage en Italie, c’est davantage en amont vers Montaigne qu’il conviendrait de se tourner si l’on cherche une antériorité sentimentale à propos des effets recherchés dans le voyage : Pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui. Ainsi l’écrivait Montaigne en chemin vers Bagni della Villa pour se guérir de la gravelle, enfermant dans son corps les pierres qui le faisaient souffrir. Manon quant à lui, s’est ceint d’un cilice hérissé des fragments d’une généalogie fissurée, autant de petra scandali aiguisées, d’occasions de chutes sur la voie transalpine. Et, comme mu intérieurement par ces vers de Goethe1 : Et tant que tu n’as pas compris / Cela : meurs et deviens ! / Tu n’es qu’un hôte obscur / Sur la terre ténébreuse, Manon quitte Paris « […] dans un état d’épuisement et de tension ». La leçon goethéenne sera suivie, quête d’une âme affutée au tranchant d’une histoire intime tenue à distance. « Tout porte à croire plutôt / que je m’étais engagé / trop en avant sur la voie / qui nous mène tout droit / par-delà les larmes / jusqu’à la mort ».
Le premier poème du livre, intitulé Prélude, apparaît tel un exergue fondateur : poème sans sujet, sans le Je qui gouvernera l’ensemble du livre, un poème de dix-neuf vers qui met en scène « trois générations d’êtres / qui ne sont plus de corps / enfouis en terre étrangères vies / dispersées […] ». Il est suivi de Départ, une épellation généalogique des ancêtres mêlant souvenirs d’enfance à un goût de dépit, « […] ces histoires toutefois / n’ont guère d’importance, excepté peut-être / pour celles et ceux qui les ont vécues ». Le poète s’identifie au Dante du Et ce fut vers les étoiles la sortie2, Manon, comme une étoile variable qui « palpite et scintille faiblement » […] « J’avais passé depuis longtemps déjà le mitan de notre âge / et je ne sais pas bien ce que j’espérais… ». Et l’on se prend à songer à la louve dantesque, chargée de tous les appétits / dont tant de gens ont vécu les malheurs, figure femelle de l’animal, rage noire de Manon, le mordant « à pleins crocs », […] « vieux chien famélique au poil rare / qui rongeait l’os d’un tibia au pied d’un calvaire ».
Est-ce cela qui a présidé au choix de l’éditeur lorsqu’il place en bandeau de couverture, telle une étole profane, l’image noire d’un loup, dont l’ombre augmente le mystère et évoque saint François d’Assise et le loup de Gubbio, métaphore de la quête d’un Manon lycanthrope ? Souvenons-nous3 : Mais je veux, frère loup, faire la paix entre toi et ceux-ci, que tu ne les offenses plus, et qu'ils te pardonnent chaque offense passée, et ni les hommes, ni les chiens ne te persécuteront plus. Gubbio se révélera une étape forte du voyage. C’est précisément dans cette ville, où est née Elisa Frondizzi à la fin du XIXe siècle, son arrière-grand-mère, que le poète franchit une première étape du chemin qui le conduira vers la lumière : « je n’étais plus dévoré d’angoisse, / j’étais au contraire rempli d’une joie […] ». Manon se confronte à lui-même et se libère de sa peau de loup, une mise à nu salvatrice.
Certes, Manon se veut athée. Dieu le père n’est pas son dieu, il ne partage en rien le célèbre Eloï, Eloï, lama sabactani, la plainte de l’abandon d’un fils. Si cependant Jésus reste au centre de l’atroce fantasmagorie dans laquelle il se débat, c’est celui de la crucifixion, de la descente de croix qui le concerne, hors de toute fascination pour sa résurrection et la naissance d’une foi christique, ecclésiale. Jésus est dans ces pages le parangon névralgique d’une humanité qui s’aveugle dans la croyance et s’oublie dans la clôture hallucinatoire de la prière. Manon sait tout cela, le vit en se faisant l’instrument de la perversion d’une dévotion avec laquelle le sujet s’en remet à un double fictif, avatar de ses douleurs, vicaire de lui-même. À travers ce fils nommé Jésus et les témoins qui l’accompagnent et le célèbrent, des réincarnations qui parcourent le poème, mendiants, vagabonds, orants perdus, immigrés, ou à l’opposé jusqu’aux figures de politiciens néo fascistes à l’image des tortionnaires de jadis, Manon visionne le monde comme un espace dans lequel se rejoue ce que l’hagiographie, la peinture et l’architecture religieuses nous imposent comme les facettes tranchantes du mythe fondateur. À Perugia, tout comme à Arezzo, réfugié « dans l’ombre des églises », Manon prend de plein fouet l’érotisme morbide des figurations de la crucifixion, du martyre des saints, « des innombrables atrocités […] corps nus et torturés, des corps suppliciés et tourmentés ».
L’aphasie des aïeux a laissé béantes, aux quatre vents des larmes et des cendres, les portes d’une recherche condamnée à peine entamée. « Parti sur les traces de mes ancêtres / c’était moi-même que je cherchais, / et je m’étais égaré » […] « Je rôdais dans les rues vêtu d’un sac / de toile et la tête couverte de cendres ». Et cette errance conduit vers une descente en enfer, fruit amer d’une prétérition salvatrice : « Mais je préfère passer sous silence / ce qui s’est passé ensuite / et que j’ignore en vérité pour l’essentiel ». Voici franchi le seuil du chemin de croix de Manon, telle une Passion christique sécularisée, mais non moins violente de solitude et d’abandon, « […] j’ai chu par trois fois / et par trois fois je me suis relevé ». […] « J’avais abandonné toute espérance, […] « J’avais perdu la grâce », perdu ce qui fait irruption dans l’âme et provoque une conversion, pour le moins un acquiescement à la condition de mortel. Manon est di-verti, non plus con-verti, il entame sa di-version dans la surexcitation aveuglée d’un corps qui dicte sa loi mortifère en multipliant les agressions autopunitives. Serait-il excessif d’évoquer le prénom du poète, Christophe, Christophe le Réprouvé, double prémonitoire du Giuliano l’Ospitaliere fascinant de la pinacothèque d’Assise, condamné à aider les voyageurs à traverser une rivière tumultueuse ? « Je n’étais plus même certain d’avoir jamais / connu la chaleur d’un corps humain contre le mien ».
La lecture de Porte du Soleil achevée, monte en soi un sentiment d’étonnement. Comment un poète à ce point lucide, a-t-il pu sombrer dans la spirale mortifère dont son livre est l’anamnèse ? Mais, se contractant sur lui-même comme un cœur blessé, le livre lu, buisson d’épines et de blessures, soudain se consume entre nos mains et transcende l’angoisse pour atteindre la quiétude de la citation finale. Manon l’emprunte à Virgile (Énéide, I-462) : Le monde connaît les larmes et le sort des mortels touche le cœur. Il peut alors congédier Dante, Augustin, Matthieu, Marc et l’inattendu William Carlos Williams, compagnons de consolation comme ne le furent pas les aïeux introuvables sinon dans la fiction du poète, orphelin historique acquiesçant à sa solitude. « Les morts sont insensibles aux récits / ils n’ont pas besoin d’être apaisés / où ils sont plus rien ne les concerne ».
« en vérité je vous le dis ». Manon, en mimant la parole de Jean (6-47), a tenté puis renoncé à s’incorporer dans ce grand Autre fascinant qu’est le spectre de la parole christique. Or, au terme du parcours, la formule s’enrichit d’un tout cela, « en vérité, tout cela, je vous le dis », antécédent des « vapeurs, mirages et songes fugitifs » dont un livre précédent, Pâture de vent4, s’inspirant de l’Ecclésiaste, vibrait d’une même tonalité de dépassement. Alors les derniers vers peuvent ainsi s’écrire « J’ai une vie, j’existe, je suis vivant, / j’aimerais désormais, […] « séjourner sans infamie ni louange / et toute crainte vaincue / dans une paix sans orage », sur le mode d’un ite missa est devenu Allez, le livre s’ouvre.
1 Goethe, « Selige Sehnsucht », (Bienheureux désir), in West-östlicher Divan, 1819, (Le Divan d’Orient et d’Occident) : Und so lang du das nicht hast, / Dieses : Stirb und Werde! / Bist du nur ein trüber Gast /Auf der dunklen Erde. Goethe s’est rendu en Italie en 1786-1787 et publia le récit de son voyage en 1816.
2 Dante Alighieri, La Divine comédie, « Enfer », chant XXXIV, dernier vers. Traduction et présentation de Danièle Robert, Babel, Actes Sud, 2021.
3 Ugolino da Brunforte, I Fioretti di san Francisco, chapitre 21, (1322-1328), (Les Fioretti de saint François, traduction d’Alexandre Masseron, Seuil, 2015).
4 Pâture de vent, Verdier, 2019.