faire rire Hitler, in Cahiers Sade n° 2, de Christophe Stolowicki par Yves Boudier
Ambiguïté volontaire du titre de ces cinq pages, non pas provocation (elle serait inappropriée) mais dépassement de l’interdit que l’on s’impose et qui abolit la toute-puissance du parangon de l’horreur indépassable. Il se joue dans cette contribution décalée de ce Cahier Sade n° 2 (02-2023) autre chose qu’un commentaire de l’œuvre. Une chose, au sens analytique, qui serait l’aveu, dans l’intimité d’une vie, de ce que la philosophie sadienne donne à comprendre de ce qui (nous) agit dans notre rencontre avec le désir, avec le corps disparu de l’être aimé par-dessus tout, corps jouant dans les simulacres du quotidien, apparaître-disparaître, éphémères incarnations trompeuses.
Sade n’est pas ici « bloc d’abîme » mais « pierre de touche », lieu haptique, seuil du retour, par exemple, au Quodlibet bâlois de Johann-Rudolf Loutherburg (1716), inscriptions des « vieilles ficelles » du souvenir de chair. Gagnée sur la détresse de l’amour en allé, une solitude au long cours, au fer du paradoxe de ce mot composé, quasi oxymore. Le temps est démenti dans son ordre, résonance d’une vie qui a largué les amarres de la raison et du réel : Ghost of a chance, pour entendre Thelonious Monk. Et puisque ce texte impose à son lecteur de bouleverser l’ordre ordinaire des références qui permettent d’étayer habituellement le commentaire, il convient de convoquer d’autres lectures, d’autres sillages mémoriels aux antécédents sadiens autant qu’à ses héritiers, ainsi du Gilles de Retz hérésiarque et sodomite au Huysmans de Là-bas ou au Mirbeau du Jardin des supplices. Car que fait l’œil sinon bander à la lecture de ces pages. Les mots sont plus puissants que les images imprimées, ils délivrent celles du rêve. Véritable érection de la jouissance jamais repue, substruction d’une solitude traversée, dépassée dans l’illusion d’une durée qui s’amenuise jusqu’au retour de la pulsion. Leçon de Sade, s’il en est. Alors reviennent, toujours images mais filmiques cette fois, celles du parodique défilé de mannequins des 120 Journées de Pasolini, presque premiers plans au-delà de la mise en place historique des personnages mieux nommés caractères. Dialectique de la vie et du récit que l’on en fait, métamorphose du silence en douteuse jubilation, imprégnée d’un sentiment de culpabilité qui se dissout dans l’imagination d’un partage que l’on sait pourtant mensonger.
Or, comment supporter ce qui sourd de notre monstruosité ? Devenu infirme depuis 1802, Beethoven écrit La Pastorale en 1808 : l’œuvre en réponse à « la sourde résistance », sensation d’autant plus vive que ranimée par la mémoire, structurée par l’intelligence des outils que l’art nous tend, parfois. La poésie, la musique, la peinture, jusqu’à la science de la physique des particules qui nous modèlent, telle une dentelle d’écriture, celle athée de l’engendrement des mots selon des coupes phoniques et/ou syllabiques dignes des anagrammes saussuriennes ou lacaniennes, avec comme étalon le passage de vit à vital, sans compter la présence constante de l’euphonie d’une parole vivante, dans le silence des yeux sur la page. La lecture du rire d’Hitler impose de prendre le temps de jubiler devant ce jeu des mots, dans le trouble profond que toutes les dictatures mortifères et leurs sensures de la pensée nous causent.
Drame absolu à l’aune de ce que la mort oblitère de l’amour vécu et disparu. Tragique de ces « pousse-au-jouir » défiant le travail de la mort et du désir au point de questionner notre identité : entre avoir et être, entre « ce que je n’ai pas eu » et « ce que j’ai été ». Quel est l’antécédent de l’éponyme ? Peut-être rire d’Hitler plutôt que le faire rire, déjouer ainsi la fascination du mal, la profession de foi sadienne qui nous hante, à notre corps et âme défendant.