Liste des pages de Virginie Lalucq par Yves Boudier
Il y a aujourd’hui vingt ans, Virginie Lalucq plaçait sous nos yeux Fortino Sámano, immortalisé par la photographie d’Agustin-Victor Casasola. L’homme condamné regarde le monde, à son tour le vise, cigare aux lèvres, la tête couverte d’un chapeau frisant l’insulte, au-delà de ce que la douleur de mourir impose de violence, une condamnation sans appel mais comme consentie et par là transcendée. Virginie Lalucq se reconnaît dans ce bouleversement de l’attendu qui régit les limites du vivant, dans cette inversion figurée par le déhanché du condamné qui fait par cette posture de profonde humanité joyeuse disparaître les bourreaux.
C’est de nouveau une photographie qui ouvre Liste des pages, celle d’un tableau peint en 1602, première version du Saint Matthieu et l’Ange de Caravage. Virginie Lalucq pose derechef son regard à l’entame du poème sur une figuration. Elle regarde, comme naguère cet homme condamné, figure christique athée au seuil de la mort dont le visage témoignait de l’amour de la vie dans son urgence fatale, puis comme aujourd’hui, cet autre personnage, vicaire divin manifestant à l’inverse dans une crispation apeurée, le trouble d’être à la place de celui qui écrit la postérité en la croyance des écrits bibliques. Tels sont dans un jeu extrême de différences certes, Fortino Sámano et Matthieu l’Évangéliste, l’un l’autre en absence-présence de la créature inhumaine qui donne et reprend la vie, fascination assumée par Virginie Lalucq pour s’opposer aux forces délétères, en solidarité défensive avec les grands vivants qui [l’] entourent autant qu’avec les proches disparus, dont Thierry Trani cité en exergue incarne la présence affective, absolue, en dialogue intime avec la vie radicale et sans concessions qu’il poursuivit, Sans fin en soi, comme le murmure outre-tombe le titre qu’il donna à ses courtes proses.
« Mes vers sont-ils vivants radiographiés de l’intérieur ? », scande Emily, l’Emily recluse qui guide [sa] main. Virginie Lalucq ne dépose pas les armes. Elle reprend sans faiblir à mesure que le corps semble au contraire lentement se dissoudre, se cailler, sa course à l’intérieur d’elle-même, se tournant et se retournant dans la danse des organes blessés. Le souvenir démultiplié alors des instants de vie heureuse se mâtine des taches sombres des attaques, source de grande faiblesse mais incoercible de vicariance, on fait face à la vie en empilant des mots. Tant que le corps est là, nourri par un effet d’annonciation de la sève du tsubaki, ce camélia du Japon, symbole de longévité et de bonheur. Or, l’agression de la maladie scinde le sujet. Le Je cède sa place au Tu, interpellation en miroir d’une femme qui s’adresse à son double blessé sans attendre une réponse dont elle sait qu’elle gît en elle, dont elle connaît le sens sans vouloir le proférer, ce qui serait une manière d’acquiescement à la fascination d’en finir, de se laisser aller au courant ophélien d’un corps en voie de dissolution liquide, un évidemment sémantique, emportant avec lui les épiphanies d’une existence qui adhèrent à la mémoire jusqu’à son terme, ce Rendez-vous au Styx.
Jean-François Lyotard pensait naguère qu’il y avait toujours un moment où l’écrivain se livrait à la critique de sa propre écriture. Ainsi Virginie Lalucq procède-t-elle : elle retourne contre elle l’opération de quête de sens qu’elle conduit sur cette double face à l’équilibre fragile, celle de l’arête d’un chemin de crête d’écriture, le corps et sa parole scindés, tentation de faire coïncider les espace-temps, ces instants de vigilance d’autant plus douloureux qu’ils signent les attaques de la « maladie de la mort », les palpitations d’une vie en résistance que j’ose nommer « ins-temps », incisions, scarifications des heures.
Résister, c’est là le secret, plus encore la nécessaire tension pour sur-vivre, vivre au-dessus du corps abîmé devenu spectre de pensée obsédante, mue diaphane, décollée, desquamée. Tout s’est inversé, c’est comme si Orphée incarnait la mort qui se tourne vers la vie, ne résistant pas à la jouissance paradoxale de se sentir maître du temps tout en sachant que ce geste l’abolira. Que faire devant cette perversion quasi orgasmique de se sentir invulnérable ? Résister et s’en rapporter aux figures inébranlables de notre mythologie d’enfance. Virginie Lalucq a choisi, c’est Brindacier qu’elle convoque, un double d’écriture qui donne du courage pour conjurer le mauvais sort, supersœur du poème, pour réviser [ses] Atrides et laisser tomber le masque de Beata Beatrix. Sa course vers la lumière la conduira aux limites de l’hallucination, d’une acceptation généralisée, il n’y a plus grand-chose à faire, confesse-t-elle, le verbe vient à manquer, la ponctuation s’absente : la tête te
La main à la grammaire très simple […] n’était déjà plus là. Reste alors le pouvoir de la fable, de ses figures emblématiques de nos comportements, ici l’agneau et le loup, mais inversées dans leur pouvoir, fidèles en cela au principe de renversement des valeurs et des affects qui président à l’écriture de ce livre testament. L’agnus dei, c’est fini, mon petit. / Voilà ce que dit l’agneau droit dans les yeux du loup dont il arrache la langue.
Le livre s’ouvre sur la reproduction d’un tableau de Caravage dont il peignit une seconde version, épurée de toute humanité jugée alors vulgaire et libérant l’Ange de toute sensualité. Il convient de revenir sur le tableau originel pour éclairer ce qui put paraître incongru dans le parallèle entre la photographie de Fortino Sàmano et cette figuration de Matthieu. Le lien entre ces deux images se tisse dans le regard de Virginie Lalucq qui affronte ce double défi lancé à la mort, celui qui résonne dans l’ultime pensée du condamné défiant le peloton d’exécution et celui du Saint sous la crispation étonnante de la main droite de l’Ange posée sur la sienne tenant la plume d’inspiration divine. Dans une pose triviale, bras nus, jambes croisées, Matthieu semble lui aussi résister, résister à la candeur feinte de l’Ange dont l’autre main, la gauche, s’est glissé sous sa gorge comme pour en interdire toute parole d’étonnement, voire de refus. L’évangéliste est cadré par l’Ange au regard ambigu, hautain, l’assignant implicitement à sa fonction ancilaire, celle de copiste de l’Esprit Saint, lui l’humain aux pieds sales, au front dégarni et à la barbe sauvage, assis sur le curule, ce siège réservé aux magistrats possédant l’imperium, le pouvoir de punir et celui de s’effacer de la contrainte du maître. Matthieu n’est pas à sa place. Il anticipe et annonce en creux pour qui veut le voir, décillé de tout respect religieux, le parcours auquel le livre de Virginie Lalucq nous invite, ne nous laissant pas le choix d’accueillir son écriture sans nous associer à la souffrance dont elle témoigne en se soumettant elle aussi au double de soi que certains appellent « ange gardien ». Gardien des limites, censeur de la vérité du mal, de ce qui forge notre humanité, notre vulnérabilité fondatrice ? Dans sa traversée de la souffrance rédimée par un humour féroce, Virginie Lalucq répond à la question en creusant dans sa chair même, dans sa volonté par l’écriture de combattre la dissipation du temps, des organes blessés, d’une parole au seuil du mutisme. C’est dans ce mouvement que la convocation des souvenirs heureux d’instants partagés s’avère être la voie d’une guérison à la fois de l’être et de l’écriture. Liste des pages en est le récit et le pharmakon.