Provisoires, de Christophe Manon par Yves Boudier
Sommes-nous, serions-nous provisoires ? Notre destin de mortels est manifeste, et le premier humain n’a pu en douter, jusqu’à laisser traces pariétales de sa sidération. Or, pourquoi nul d’entre nous jamais ne concède à cette loi ; pourquoi entretenons-nous bec et ongles cet espace où s’écrit notre victoire irrémédiablement provisoire, mais inscrite dans des durées qui donnent sens à nos vies mesurées ? Part maudite, part du feu, voici balbutiés les noms changeants du commun des martyres, rituels et liturgies qui répètent le chemin de la vie à la mort, notre quête d’absolution, pour le moins d’un pardon ou d’un recours en grâce. Christophe Manon, en son corps défendant, est l’héritier de cette histoire mais il lui échappe car il retourne cette observance contre elle-même au nom de l’amour, de l’enfance et d’une lucidité tragique, empreinte d’une vision issue d’un travail acharné (achairné, comme son frère Villon l’eût écrit) traversé par ce qui fonde et rend possible la rencontre, le frottement fébrile des épidermes, des corps et des sentiments, vers ce qui est dans la lumière du monde.
Tel un Triomphe de la Mort dont le piétinement macabre signe notre mondanité dans un dépassement de la philosophie religieuse, ce parcours bâtit une expérience de lecture : la succession des poèmes, leur engendrement thématique emporte l’attention d’un lecteur qui devient officiant et complice d’une humanité mise à nue d’autant plus étonnante que jamais le poète ne se laisse emporter par la violence sourde de la mort qui rôde. C’est la force de l’épellation des souffrances et la transcendance qu’autorise l’amour qui en toute intimité et violence de l’aveu, construisent ce déroulé en noir et blanc d’images d’un réel qui s’épuise, pour nous tous qui sommes Seuls / si irrémédiablement seuls / et provisoires / comme bêtes hagardes. Ces poèmes constituent un puissant démenti du thème de la disparition. Ils la nomment, la déclinent sous toutes ses formes mais laissent le lieu ouvert, cette peur intime soumise à la poussière, et le précaire équilibre / qui ponctue nos errances. Car, au fond, chacun sait que la vie / c’est ainsi c’est ainsi.
Dès les premiers vers, le poème palpite autour de l’adverbe modalisateur peut-être, précédé de l’énoncé premier c’est, lançant le dé du ce que, jusqu’au comment ne plus, sans marque interrogative, dans une claire concession au vivre, à ce qui peut/être, fidélité au droit jaillissement / de l’événement qui mûrit au-devant.
Le poème n’hésite pas à s’approprier, dans un geste de désacralisation, les termes qui signent notre lien à l’humilité puissante du « merci », grâce que l’on s’accorde à soi-même pour endiguer le flot contradictoire de cette dérisoire succession d’épiphanies cette / profusion d’effrois de larmes lumineuses / et dues l’amère substance des détresses / obliques. Ainsi, le lexique revient-il du pardon et de la douleur : grâces éphémères, danse vertigineuse du réel, avant de se livrer en pâture aux vents, de payer dette et tribut à l’horrible solitude. Et l’on plonge dans la réminiscence d’une enfance qui a suscité le prémonitoire testament du poète : c’était il y a longtemps c’est toujours / c’est oublié que je suis-je un autre que je suis / pour toujours à jamais c’est fini.
Or, il faut reprendre au principe, questionner le jadis qui hante cette séquence. La parole hésite, devient bégaiement du souvenir en mosaïque d’images, déroule une syntaxe renversée : le complément devient sujet, palpite le monde basculait le garçon vacillait / la fille […] et le sang / frappe le soleil frappe le destin.
Comme délivrée du mutisme de l’enfance par un paradoxal conditionnel passé, j’aurais voulu passer sous l’ombre, l’écriture du poème témoigne du trouble sexuel dans le cadre nostalgique d’images reconstituées par une mémoire qui associe l’Autre-enfant traversé par la pulsion incestueuse prêtée fantasmatiquement à une mère-chevelure-peluche de sang, figure qui agrège dans l’obscur du souvenir, le lapin écorché pendu sous le son récurent de l’orage et la chaleur épidermique d’un corps livré à la jouissance ambigüe d’un autre innommable. Cette quête d’identité au sortir du jadis, dans la rivalité confuse du je et du pronom absent de l’Autre, contient l’aveu de l’amour muet d’un être vulnérable pour ceux qui l’ont porté au seuil de lui-même : je m’en souviens très bien j’irai fleurir leur tombe.
Le temps est désormais venu de laisser place aux disparus. Le spectre de la mort donne la perspective, […] car s’il faut / à la fin n’être plus qu’un nom taillé / dans la pierre et deux dates autant dire quoi- / que rares les grâces et la beauté du monde, au-delà du seul nom gravé sur la tombe qui dépasse la légende de chacun. Le lieu définitif s’impose, désigné plusieurs fois par l’adverbe qui seul accueille le gésir : ici, long silence de l’ici-bas, des épiphanies profanes et fragiles, jamais « ici-gît », plutôt « ici-jouit », accompagné du désir de chanter.
Et l’on approche de l’un des temps forts du livre, celui de l’acquiescement. Le nous reprend la parole, et le combat contre soi-même se répète, en conduisant, passions joies / détresses et rage, arrogances et suppliques aux quatre / coins dispercés, à l’acceptation de notre destin. En quel lieu et en quel temps, la faux fendra l’air qui tranchera le fil de nos vies ? Aucune réponse ne sera avancée car, comme dans la nuit de l’enfance, il n’y a rien / à voir / derrière la porte […] on se trouve / simplement / nez à nez / avec ce que l’on est. Cependant, comme J.L. Borges nous en a donné la leçon, (Libre des masques que je fus, je serai dans la mort mon oubli pur), le poète conclut que, pour aussi dérisoires / qu’on soit / vivre / est une grâce. Puis, sans ouverture majuscule, le poème se dilate et affirme avec force l’amour du je pour le tu, l’embrasement du métier de vivre dans la compréhension que l’épiderme n’est pas la peau, que l’enveloppe charnelle ne célèbre pas l’intime si le déchirement du cœur ne peut tisser de ses lambeaux / une promesse de caresse où / l’avenir peut-être s’apaise enfin.
Deguy écrivit naguère « n’était le cœur nous serions sourds ». Manon de lui répondre : protège-moi mon / petit cœur ensoleillé. Il demeure ainsi fidèle aux vertus de la grâce et à l’apparition possible d’une réalité que, par lâcheté, l’on croit cachée, c’est ainsi c’est ainsi. L’union de la nuit et du jour retrouvée, le poète se présente face au miroir de chacun vers chacun, un espace où la vie insémine le monde, les pierres, les plantes, les bêtes, les hommes. Une ontologie absolue, l’être au pluriel de ses possibles, tout ce qui est est / dans la lumière du monde.
Personne ne sortira indemne de la lecture d’un livre qui se referme ainsi : Tempus est ut prætermittantur simulacra nostra. En effet, comment savoir s’il est temps, ou si le temps est venu, de fermer les yeux sur les images d’un passé sans cesse frappant à la porte d’un présent Au nord du futur ?