Reste(s), de Béatrice Mauri par Yves Boudier

Les Parutions

21 févr.
2024

Reste(s), de Béatrice Mauri par Yves Boudier

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Reste(s), de Béatrice Mauri

 

 

En novembre 2019, le bonheur c’est délicat, concluait le chemin remémoré d’une enfance, entre tragique et joie pure démentie aussitôt que vécue. Et avec ce premier vers : juste avant / juste un peu / de silence, au principe de ce bref et radical poème, tels furent, quelques années avant la publication de Reste(s), les mots qui cadraient l’affect et la représentation du souvenir [1]. L’engendrement, la gestation qui instruisent le passage par l’écriture continuée d’un livre à l’autre s’inscrivent nécessairement dans un rapport au temps qui gouverne les êtres et les choses, partant l’acte d’écrire. Or, si l’on remonte une douzaine d’années plus tôt, on apprendra que pour Béatrice Mauri « la temporalité d’un livre n’existe pas », comme elle le souligne elle-même dans une adresse à Antoine Emaz, avec qui elle correspondra longuement pour donner titre définitif à ces poèmes, pour un peu, métamorphosé en Reste(s).

 

Changement de voix donc, de registre, de dispositif prosodique, avec une détermination graphique à la fois liée à l’alternance de paragraphes de prose et de fragments éclatés, embrayeurs timides de syntagmes radicaux débordant le jeu positif-négatif de la dialectique implacable du oui/non, pour un peu empli de ce verbe qui dit non / oui pour le reste de vie qui cherche encore, en réciprocité de douleur et de jouissance, celle qui permet dans son éblouissement obscur de dépasser l’angoisse de mort pour réinvestir le peu de vie qui gronde, justes secondes instantanées un soulagement précaire et puis là.

 

Rien, encore, car, ici, alors, dire, ne rien dire, et puis, là, mais, ailleurs, assez, ce rien, autant de locutions, d’infinitifs, de freins, de relances, d’audaces contredites ou dissipées par l’écriture longue de l’exemplarité des autres devenus siens, plus encore des siens éperdus de ce rien qui réside en perte dans la mémoire, pour atteindre au centre de ces restes qui durent, le oui sans doute / ici qui clôt le livre. Ce parcours d’alternance de vers et proses, une histoire où la parole tombe dans un vide de sens, mérite-t-il cependant d’être repris, refait, comme on repique un point de broderie essentiel à l’ensemble de ce tout qui perle du sang du crin sec […] parmi ces misères dites par cœur près du jour qui va à vau-l’eau.

 

Broder certes, au-delà des réminiscences perraultiennes, pour ne plus voir dans le miroir la rivalité de beautés imaginaires mais la présence ineffaçable de l’iris qui pleure dans son vide un coin de larmes embrumées du peu d’espoir, pour tenter et peut-être réussir à extraire de l’image un instant lumineux, blanc soulagement éphémère, pour contredire enfin l’obscurité qui veille à la manœuvre du temps, tout en sachant que l’iris peut mourir de tout ce qu’il voit ici. Rien n’est simple comme on le ressent dans ce jeu spéculaire et nourri de réitérations mémorielles. Or un indéfectible désir d’apaisement irrigue toutefois ces poèmes hors d’haleine.

 

« …Je dois parler, fût-ce avec leur langage, ce sera un commencement, un pas vers le silence, vers la fin de la folie, celle d’avoir à parler et de ne le pouvoir…[2]». Ainsi, Beckett cité avec prémonition en 2019, reprend-il ici une pertinence plus grande encore, à l’instar de l’acharnement de Béatrice Mauri à conduire à son terme ces arrangements compromis de restes qui résident dans la méprise. Un recommencement plutôt, sans marges ni clôtures, à l’épreuve de la douloureuse polysémie des mots les plus simples que l’on ne peut accuser d’une intentionnelle traîtrise au regard de leur innocence native. Sortis du lexique pour gagner l’intimité d’une écriture, ces fragments de langue se soumettent à la volontaire pulsion d’une écriture singulière autant qu’à ce qui résiste en eux d’un sens commun inaliénable. Voilà comment naît la douleur d’écrire quand le désir est de s’en prendre aux restes, de tenter de « rémunérer le défaut » de la langue, « comme ne pas l’avoir deviné par soi et d’abord, établit l’inutilité de s’y contraindre [3]».

 

Que signifient ces restes sur la table desservie du souvenir ? Que faire de ces images récurrentes d’un bonheur ancien en conflit avec un « quotidien aux petites narrations ordinaires » - (…) avec « ce peu / qui veut perdurer, survivre à la parole du rien arrangé narquois (…) », ainsi que le reprend Jean-Marc Baillieu dans sa postface -,  pour se risquer à protéger un cœur avide de crier encore ? Antoine Emaz confiait naguère à Béatrice Mauri : « Ce qui est différent entre nous deux, toi tu montes et sautes le mur et moi je suis devant ». Comme nous lecteurs devant Reste(s), oui sans doute / ici, palimpseste des traces laissées par l’élan précédant le saut, d’un seul geste celui qui installe un trait de vie juste là.

 



[1] Juste encore le bonheur, Fidel Anthelme X, coll. « La Motesta », 2019.

[2] L’Innommable, éditions de Minuit, 1953.

[3] Mallarmé, Divagations / Crise de vers, 1897.

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