L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare de Jean-Louis Giovannoni par Yves Boudier
Depuis la découverte d’extraits de l’ébauche du livre lus par Jean-Louis Giovannoni à l’automne 2019, en clôture de sa résidence à l’École nationale vétérinaire d’Alfort, j’avais eu l’intuition qu’il me faudrait aller voir sur place ce qu’il en était de ce lieu, de cet échangeur inattendu, improbable comme objet littéraire. Aujourd’hui, ironie du temps, à la veille même de ce second confinement qui le verra déserté, j’en reviens : plus qu’un échangeur, cette impressionnante construction sur plusieurs niveaux qui distribuent l’accès à nombre de lignes de métro et de trains de banlieue, est un véritable vortex, un maelstrom de métal et de verre fait d’escaliers montants et descendants entrecroisés, parcourus de milliers de silhouettes qui semblent s’ignorer les unes les autres.
Seul un arrêt prudent, en se gardant de la toujours possible bousculade, un suspens de sa course permet d’exercer son regard sur cette quasi machine infernale qui dispersent ces « Morts-en-vie » (p. 50) depuis la lumière du dehors jusqu’aux ombres métropolitaines, et réciproquement. Un arrêt que Jean-Louis Giovannoni a répété presque une centaine de fois, du 7 janvier au 20 juin 2019, jusqu’à ce journal, sous-titré « roman intérieur ».
Qu’en est-il de cet échangeur, de sa fascinante attraction qui tient en premier lieu peut-être à la polysémie du mot que l’on connaît plus pour désigner les toiles d’araignée autoroutières que les couloirs du réseau ferré parisien. Pour la science thermique, l’échangeur est un centre qui distribue, qui transfère de l’énergie d’un fluide vers un autre, sans les mélanger. C’est une surface d’échange qui sépare ou partage. Qui emporte les corps, « comme une brindille voulant remonter un fleuve impétueux ». Il relève d’une physique qui s’apparente à « la mécanique des fluides » (p. 13).
C’est en choisissant le principe du mouvement, la description de flux humains plus que l’observation de ce qui constitue l’architecture d’un lieu, que cette entreprise singulière de Jean-Louis Giovannoni se différencie dans son projet et sa démarche de celle d’un Georges Perec[1] par exemple, qui observa, comme le chasseur dans son affut, immobile et silencieux, l’espace qui lui faisait face. Aucune volonté taxinomique ne l’habite, il participe du flux qui le porte, parfois l’emporte et qu’il décrit. Le réel se cogne contre lui, en lui, provoquant et entretenant le mouvement que l’écriture, non pas d’un discours descriptif mais d’un journal, restitue en symbiose avec celui des foules.
Il y a dans cette démarche ouverte au monde comme un dépliement du « pour autrui » lévinassien, une épiphanie de visages et de corps, mais sans transcendance ou quelque visée déiste. L’Autre apparaît, se livre à l’épreuve de la rencontre et bouleverse le fantasme d’une autonomie du sujet au point que le narrateur, qui nous en offre la perception, obéit lui-même à cette entropie de la relation au multiple : à la fois emporté par une volonté de fusion et de séparation, Jean-Louis Giovannoni éprouve dans sa chair et son écriture la difficulté douloureuse, de par sa tentative de partager avec autrui une sensibilité commune à l’état du monde, de se soustraire à une sympathie des passions entendue comme partage des souffrances humaines qui transparaissent dans l’immense brassage de cet échangeur souterrain. On pourrait alors risquer l’emploi du mot diaspora pour qualifier cet emportement humain, mot dont l’étymologie renvoie à la semence dispersée dont ce journal décline les états émotionnels par un travail qui articule mémoire du réel et intériorité de l’écriture.
Pour échapper « à l’immobile que l’usure guette » (p. 33), pour conjurer la disparition des êtres observés avec une compassion non feinte et leur donner vie en absence, il n’en faut rien perdre, pas une « miette » (p. 21, 25, 34, 52, 75), ne rien disséminer. Le mot revient en effet à de multiples reprises, et la peur de l’émiettement, plus encore celle du démembrement, gagnent la partie lorsque le souvenir de rêves anciens se mêle à l’expérience de l’échangeur dont la mise en scène des membres qui s’agitent constamment dans son espace vient revêtir l’aspect d’un cauchemar, s’habiller des silhouettes fragmentées et glaçantes qui peuplent ces instants cruels du sommeil pendant lesquels l’angoisse de la dispersion se double d’une peur de la mutilation, de l’impossibilité de recouvrer l’intégrité de son être au sortir du rêve. Ainsi apprend-on à la date du samedi 23 mars qu’un « organe isolé n’a en fait qu’une faible chance de survie » (p. 41), une affirmation qui n’est pas sans rappeler l’apologue antique des Membres et de l’Estomac d’Agrippa Ménénius, repris quelques siècles plus tard par La Fontaine[2]. « Il est préférable que les organes s’accordent entre eux afin d’éviter qu’ils ne fassent sécession pour un oui ou pour un non », lit-on le Lundi 13 mai, (p. 61).*Il en va de même pour la relation que l’auteur entretient avec son texte. S’il renonce « à calculer le nombre exact de paires de lunettes, de perruques, de sacs à main ou de peignes » pour ne pas se lancer « dans des calculs sans fin » (p . 12), ce n’est pas seulement pour conjurer une dispersion qui l’inquiète mais pour respecter avec discrétion les images terribles de la Shoah qui ne manquent pas de ressurgir. Ce récit n’est pas de ce poids et en conscience, Jean-Louis Giovannoni sait définir les limites de son champ d’exercice et s’y tenir, sans entretenir d’ambiguïté sur ce plan. L’auteur, comme un solide organique qui lie « regard sur » et « écriture vers », fait corps avec lui-même et anticipe sur l’éventuelle retenue de son lecteur auquel toutefois il demande implicitement et parfois en l’interpelant, de prendre le risque d’une complicité dans l’observation, libre à celui-ci ensuite de la vivre ou non en partage.
Écrire est ici, plus que jamais, écrire en miroir de soi, d’une histoire intime soudain réincarnée par/dans le corps de l’Autre, un corps multiplié à l’échelle de ce lieu de divagations physiques autant que langagières, car avec les voix, « le vide n’existe plus » (p. 75). Et cet anéantissement du vide par la parole se double d’une ode à la peau, décrite et célébrée, une peau qui se dérobe et se reconstitue constamment, qui donne au corps une enveloppe l’empêchant « de se disperser », comme les mots comblent les failles du néant qui guette. « Nous sommes tenus, contenus par une peau » (p. 52), ce qui n’interdit nullement que « les gens changent de corps sans prévenir ! » (p.20), assurément pour se déprendre de « l’angoisse d’être débordé de l’intérieur » (p. 34), une manière de réponse incarnée aux vers d’Aragon, « Tout est affaire de décor / Changer de lit changer de corps / À quoi bon puisque c’est encore / Moi qui moi-même me trahis »[3].
Ainsi, chez Jean-Louis Giovannoni, aucune résignation n’apparaît-elle qui s’opposerait au principe du dédoublement, d’une ubiquité suscitée par l’attrait exercé par la figure de l’Autre, aucun sentiment de se trahir soi-même dans la multiplication du désir, bien au contraire : « Nous sommes chargés de veiller sur le monde » (p. 74), et citant Isaac Newton : « Il se peut faire qu’il n’y ait aucun corps au repos. » (p. 54). C’est dire on ne peut plus profondément la responsabilité du guetteur, de celui qui veille sur autrui en lui empruntant ponctuellement sa forme pour l’éprouver, pour se mettre à l’épreuve de lui-même et de la sorte manifester, énoncer la solidarité profonde qui unit tous les êtres, dans leur solitude et désir d’être aimé, solidarité proprement humaine. « On devrait, les uns les autres, se toucher plus souvent » (p. 50).
Si « jouir de la foule est un art », comme l’écrivait Baudelaire[4], il convient de préciser avec lui que « Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l’âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe. »
Don de soi, dévoiement de l’esprit, de l’âme peut-être, dans l’abandon d’un corps, atomisé, disséminé, sublimé en ces milliers de particules que toute personne expose face à toute autre, donnant à ressentir combien chacun est à la fois de commune facture et de différente matière, constitué des mêmes cellules mais spécifiques à chacun : « Qu’il est difficile de se trouver à l’identique » (p. 47). Comment en effet, vivre à l’intérieur de soi-même, « se sentir bordé » (p.53), et tenter, ainsi que Jean-Louis Giovannoni l’écrit dans la discrétion d’un envoi, « de construire un discours intérieur qui se tienne pour éviter l’effondrement. » ?
Depuis aujourd’hui plusieurs années et plusieurs livres, Jean-Louis Giovannoni construit, comme le souligne son éditeur, « une figuration du monde où le fourmillement de l’invisible se mêle à l’instabilité du corps personnel et collectif ». L’essentiel, qui semble dit avec ces quelques mots, se confirme à la lecture de cet opus, de ce journal sous-titré « roman intérieur ». Les chapitres journaliers en effet, constituent une véritable ekphrasis de notre univers contemporain. Ils posent un regard proprement singulier sur l’ordinaire de notre monde et donnent une dimension originale à la relation d’intimité qu’un écrivain peut entretenir avec un lieu qu’il s’impose d’observer et de décrire (d’écrire ?), un lieu qui joue, à mesure que les pages se noircissent, le rôle d’un miroir de soi, d’une mise à l’épreuve du poète avec lui-même dans cette immersion infra-urbaine volontaire.
Mais, l’une des particularités de cette expérience est qu’elle produit un décentrement du regard narratif et conduit à un auto-questionnement récurrent de l’auteur sur ses attentes, sur la pulsion en grande partie inconsciente qui le pousse à revenir jour après jour sur ce terrain qui le fascine et lui résiste. Et, à mesure que les approches réflexives en ciblent telle ou telle partie, tel fragment des corps en déplacement sous ses yeux, il rédige, apparemment sur le mode du compte rendu, ce qui manifeste les effets de ce flux humain sur son écriture même, c’est-à-dire sur ce qui instruit le sens que la trace écrite porte et révèle de sa quête personnelle et qui dans un geste de dévoilement métamorphose le relevé d’arpenteur en poème de l’intime. Chaque observation, chaque question posée sur ce monde en marche se résout dans une vibration de la pensée, inquiète de l’irrépressible répétition interrogative à laquelle chaque page du journal tente d’apporter sinon une réponse du moins l’intuition d’une manière de faire sienne l’absence même de réponse.
C’est dans cette ambivalence consentie de l’impossibilité de combler littérairement le vide créé par tant de pistes possibles ouvertes par ces milliers d’êtres en mouvement que Jean-Louis Giovannoni nous émeut. Sa sincérité, son humilité, n’ont d’égal que son refus de porter quelque jugement que ce soit, sans pour autant s’interdire d’avancer, mais prudemment, quelques hypothèses interprétatives sur ce que les passants laissent parfois transparaître de leur signature mondaine, par la démarche, le vêtement, ou leur mode d’apparition-disparition dans ce tourbillon humain. Impossibilité de combler, certes, mais non celle de continuer de voir, de continuer d’écrire.
Toutefois, ne nous y trompons pas, cette force n’est pas donnée à tous. Ce retour sur soi s’étaie d’une expérience personnelle liée à un long exercice professionnel en milieu psychiatrique, et le goût du grotesque, celui du plaisir de détailler ce qui d’ordinaire est repoussé, voire refoulé du concret le plus physique et viscéral des corps, sont à l’œuvre dans ces pages qui ne refusent pas l’humour, un humour à la Beckett et à son indépassable Molloy[5], ou bien encore à travers une réflexion sur la manière de poser les pieds sur le sol pour éviter la chute, dont je ne connais qu’une autre évocation, cinématographique celle-là[6].
Jeudi 20 juin, dernière visite. Rémanence de la Caverne de Platon ? Un homme tourne « le dos aux longues files de gens […] pour ne regarder que leurs ombres sur le mur. Quelle leçon ! Pourquoi n’ai-je pas fait de même ?» (p. 74). Le parcours s’achève ainsi dans une forme d’apaisement, d’acquiescement au repos, le regard posé sur ces dizaines de carnets remplis de notes devenant peu à peu distant, comme le souvenir encore brûlant de ces moments proches d’un délire de captation totale de l’échangeur, poussant à l’envie de ramasser, de récolter débris et traces d’écrits, de textes sans lecteur adressé : « Pourquoi devraient-ils sombrer dans l’oubli, alors qu’en les lisant, ils reprennent vie immédiatement ?» (p. 44) . La lecture, celle de tous (les) textes, sans hiérarchie littéraire ou simplement d’usage, peut-elle sauver ce qui fait lien à travers le temps entre les êtres, et donner à connaître, plus encore à « éviter les obstacles », (…) « pour porter secours à ce qui vient de disparaître » (p. 37) ?
Or, s’il y a lecture, c’est qu’une écriture précède, la lecture n’étant que reconnaissance du sens que l’on sait s’y trouver, par anticipation ou au contraire par un détournement de l’attendu, jamais par évidence. Une écriture qui ici, après s’être en quelque sorte confrontée, colletée avec le réel, se regarde elle-même loin de tout narcissisme cependant. Aucune posture solipsiste, même déguisée. Non, il y a chez Jean-Louis Giovannoni une relation sincère au lecteur, lui aussi bouleversé par les pages qu’il parcourt et dont il ressent que leur rédaction ne fut pas un jeu, une ruse littéraire, mais véritablement un engagement des plus intimes de leur auteur.
Il est rare de ressentir, en si forte synchronie avec un écrivain, le mouvement par lequel une œuvre s’écrit, se développe et se conclut, rare de partager avec lui la possible quiétude des derniers mots. La paix n’est venue que par l’écriture quasi journalière sur l’échangeur, avoue Jean-Louis Giovannoni : « Il me laisse en paix les nuits suivantes. D’où ce journal (p. 73) ». Le livre se referme ainsi sur une étrange et fascinante scène marine, antonymie absolue de l’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare, où le corps, dans un univers fluide, amniotique, semble cette fois prendre soin de l’Autre jusqu’à s’y fondre, au risque d’une dissolution générale peut-être, mais « Libre, de danser ! » (p. 76).
[1] Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, publié en 1975 dans la revue Cause commune n° 1, puis chez Bourgois en 1982.
[2] Les Membres et l’Estomac, La Fontaine, Livre III, fable 2.
[3] « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », in Le Roman inachevé, 1956.
[4] Baudelaire, « Les Foules », in Spleen de Paris, 1869.
[5] Molloy, Samuel Beckett, éditions de Minuit (1951) premier volume de la trilogie qui se poursuit avec Malone meurt (1951) et l’Innommable (1953).
[6] L’une des premières séquences du film de Robert Bresson, Le Diable probablement (1977) met en scène un jeune homme, Charles, qui démontre par l’exemple que la plupart des personnes ne savent comment bien marcher.