Lire Paul Celan, de Didier Cahen par Yves Boudier
Écrire, c’est le contraire d’imaginer, c’est écouter le silence.
Edmond Jabès,
(conversation avec Didier Cahen, 1990)
Publiées naguère en forme d’esquisse sur le site Poezibao, ces pages présentées sous la forme d’un entretien se sont enrichies d’un convainquant développement en étoile de la lecture de l’œuvre de Paul Celan vue comme une galaxie où se perdre pour mieux s’y (re)trouver. S’il est question, lors de l’approche de son inscription dans l’Histoire (guerres, persécutions et résistance), du Schibboleth -ce laissez-passer issu du récit biblique- il conviendrait d’en renverser la fonction tragique pour en faire ici la métaphore heureuse qui permet d’entrer sensiblement, comme Dante guidé par Virgile, au cœur du poème célanien. Ce volume, véritable viatique en poésie contemporaine, se donne à lire sur le mode de questions-réponses, relances et perspectives, notes et précisions, autour d’une bonne soixantaine d’interrogations en dialogue, suivies d’une biobibliographie bienvenue. Un Schibboleth poétique s’il en est.
Après avoir précisé que Paul Celan, « tout poète qu’il soit, sait que l’on ne choisit pas sa langue mais seulement la façon dont on peut faire avec », Didier Cahen (dé)montre au fil des pages que Paul Celan écrit hanté par la question de l’intraduisible, « accordant sa langue au propos qui l’anime. Autrement dit, le fond appelle toujours la forme et l’intention gouverne son expression. Alors, n’y voyez rien de gratuit ni de présomptueux quand il affirme : Qui parle l’ombre parle vrai ». Ce qui ne signifie en rien, précise Didier Cahen, que l’on aurait à faire à une poésie hermétique, mais à l’inverse à une écriture certes parfois abstraite à la première lecture, mais toujours soucieuse de rester une parole « à hauteur d’homme ». Il ajoute : « Ouvrez les livres : on passe d’un lyrisme intrépide au pur éclat de la langue. Plus le poète se livrera, et plus son écriture se libérera des normes, des codes, des soucis esthétiques ; plus le temps passera et plus son écriture se fera rugueuse, sauvage, frondeuse, pas très conforme à ce qu’un large public attend de la poésie ! ». Ainsi, Paul Celan « préférera toujours le risque de l’obscur aux assurances formelles du pieux silence ou de la transparence ».
Voilà bien un livre qui donne tout son sens à la préposition avec. Non pas sur, ni autour de : avec Paul Celan. Tel est le mouvement de fond qui anime cet opus. Avec l’histoire, avec le poème, la question de l’être au monde et du dépassement, celle de la vie empreinte d’un sentiment de finitude, d’une « nuit malade d’oublis » pour reprendre les mots d’Edmond Jabès.
Toutefois, pour convaincre une lectrice, un lecteur sensible aux approches d’une œuvre disséminée en autant de poèmes que d’affects du quotidien, je proposerais de renverser l’ordre des deux parties de l’ouvrage. En effet, une seconde partie, Écouter le silence. De la situation de la poésie en France à l’heure actuelle, dessine les contours du « spectre » poétique d’aujourd’hui. L’art poétique pluriel esquissé dans cette seconde partie révèle en creux comment agit dans l’histoire des formes du poème l’apport essentiel de Paul Celan, poèmes parallèles qui, au-delà des querelles poétiques de la seconde moitié du XXe siècle, instruisent en profondeur à la fois les formes et les contenus de l’actuelle génération, fille d’Edmond Jabès, d’Yves Bonnefoy, d’Antoine Emaz, de Michel Deguy, lectrice exigeante de Christophe Manon ou d’Esther Tellermann, par exemple ; une génération de poètes et poétesses, à son corps poétique défendant si j’ose dire, créant, écrivant, investissant le champ polymorphe du poème contemporain dans une filiation historique inconsciente ou manifeste, peu importe. Permettre d’aller du présent vers ce proche passé, de ressentir combien chez nombre de jeunes poètes le poème célanien travaille, c’est peut-être en cela que cet ouvrage signe son originalité et son importance, sans cuistrerie aucune, dans le goût du partage, le souci du don-contre don.
Dans Le Méridien*, Paul Celan qualifie le poème « à la lumière de l’u-topie », le poème comme un lieu où la richesse d’une tradition interdit toute régression, ouvre sur un avenir d’écritures chacune topique, solipsiste au bon sens du terme, dans un dépassement de la coexistence des esthétiques, des dettes, voire des reliques, de « l’ampleur pédagogique du sacré » pour reprendre la leçon d’Hölderlin selon Deguy. Plus encore, si l’on dit avec Ossip Mandelstam, « Hier n’est pas encore venu », on accepte de penser ce non-lieu achronique, mais qui n’échappe pas à la prise en compte des héritages, celui de Paul Celan s’avérant à la fois absent des discours de filiation et paradoxalement présent dans la chair même des poèmes chez celles et ceux qui suivent aujourd’hui la ligne de l’écriture sur et dans la page, espace silencieux riches de toutes les (re)naissances possibles ou à venir. On comprend en quoi Écouter le silence s’avère un titre prémonitoire, célanien au plus haut point d’incandescence poétique.
Lire Paul Celan, c’est alors lire en miroir notre contemporain, c’est découvrir ce qui irrigue en profondeur et en éblouissante apparition, dans le vers fragmenté et parfois vociféré du poème sous yeux, celui qui parle et donne sens à la parole. Et le poète d’ajouter : « À nous de deviner ce qu’il sait nous cacher. » Pour sa part et selon sa connaissance intime de l’œuvre, Didier Cahen propose au lecteur intimidé de déciller son regard sur le poème, faisant quasiment sien avec humilité le fragment suivant : « Toi aussi parle / parle en dernier / dis ta parole. »
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* Le Méridien, discours prononcé à l’occasion de la remise du prix Georg Büchner, 1960.