2023 de Julien Blaine par François Huglo
« Pour mes albumanachs tout est dans le rythme, dans la succession des pages du livre : l’équilibre et le déséquilibre entre les images, les textes, les documents, les récits, les discours, les arguments, les témoignages, les poëmes… » (inconséquente notule LXXXVI). Ils « ne sont pas à lire ni à feuilleter, mais à tous les sens du verbe : à butiner ! ». Activité animale et nourricière, vitale. On peut remplacer le nom de Rabelais par celui de Blaine dans la phrase de Raoul Vaneigem « Il y a chez Rabelais une célébration de l’animalité retrouvée et une instigation à l’affiner humainement » (Salut à Rabelais !, chapitre « La réhabilitation du corps », sous-partie « De l’animalité et de son affinement »). Vaneigem voyait une « nouvelle renaissance » répondre « à l’implosion lente d’un monde fondé sur l’exploitation de la nature ». Blaine semble moins optimiste : depuis 68, « il y avait ici et là un bon goût de liberté… Et soudain, patatras ! tous les râteaux nous reviennent en même temps dans les dents », avec « la vieille extrême-droite proclamée ou masquée qui est aux manettes dans les états, les unions et quelques-unes de nos villes… Et maintenant la guerre ! Alors après une telle faillite éthique, politique, culturelle et artistique, à quoi bon persister ? ».
Le rythme vital répond à chaque « non » par un « oui ». Aux « langues dites minoritaires ou régionales » qui « demeurent dans la nostalgie, dans le retour », Blaine préfère « la culture créole », qui « ne cesse de se rétablir, de s’inventer, ce qui est le cheminement aussi de l’art et de la poésie contemporains : s’ouvrir, innover, découvrir, avancer, enrichir… » (CLXVIII). On pense à Rimbaud écartant « du ciel l’azur, qui est du noir » pour, « de joie », prendre « une expression bouffonne et égarée au possible », quand Blaine est « envahi par une bouffée de bonheur… Comment est-ce possible ? Me suis-je dit, d’avoir une telle sensation dans ce monde répugnant et dans cette époque ignoble ? ». On pense aussi à Artaud, qu’il cite : « Mes ennemis sont des hommes qui mangent et chient et non des esprits. Ça n’existe pas, les esprits. Ce n’est qu’une bave sortie de l’homme, une sorte de tempo dédoublé de sa vie ». Et à Tarkos, qu’il cite aussi : « Je suis pour l’O.M., pour Blaine, pour Milan. Je suis pour. Je milite. Je suis pour la participation. Je participe. Je suis pour. Je travaille pour (…) ». À son âge, Blaine « pourrait être blasé ou dépité ou pire (…) et puis soudain un artiste est là et te voilà restauré, rajeuni ». Hier soir, le 25.XI pour la présentation de Doc(k)s numéro 1 de la 5e série, au Générateur à Gentilly ce fut Yoann Sarrat : les mots et le corps en fusion, les voix et les gestes en union, l’écriture incarnée ».
Rabelais, Rimbaud, Artaud, Tarkos, Sarrat, n’ont pas fini ce travail de réhabilitation des corps, que Blaine poursuit en proclamant « des minuscules manifestes, tels : "Articulez, / mâchez les mots, / alourdir les mots ; / les mots du ventre / plus que ceux de la tête ; / les mots du squelette / et de la viande / plus que ceux du vocabulaire / et des dictionnaires ». Sur le genou que des photos montrent agrafé puis dégrafé, « ce n’est plus un bout de moi que je caresse, ce n’est plus un détail de mon corps ; c’est barbaque inconnue chair anonyme ». Dans les îles du Levant, « au creux du cou », le soleil a gravé, pyrogravé, « une jolie petite vulve ». Un jeune martinet blotti dans la main est « jeté dans le ciel » dès qu’il va mieux. Rosine Baldaccini sculpte Blaine en homme aux semelles de poulpe. Les doigts en U, en W, en WU, deviennent « signatures aurignaciennes ». Un « nourrisson gastéropode » est photographié « en promenade douce et suave sur ma main céphalopode manchote ». Toujours « en douceur », Petit-Gris « essuie mes larmes » puis m’apprend « comment cligner de l’œil et de nouveau sourire malgré tous ces malgré actuels ». Entre index et pouce, des « aiguilles invisibles » unissent les fleurs du lilas de Chine et celles du figuier de barbarie, « autant de soleils barbares à naïtre ! ». Vu d’avion, « le crâne d’un squelette » est semblable au « scarabée sacré ». Rabelais, selon Vaneigem, affinait humainement l’animalité. Si Blaine dénonce l’humanisme « sans l’exclure entièrement », c’est pour « théoriser et développer un autre animalisme qui comprend l’humanisme ».
Le « rythme » de l’almanach blainien n’est pas sans parenté avec l’ « affolement rythmique » d’un « Rabelais en V.O. » lu par Christian Prigent dans son Journal publié ici : « Un poète qui renonce à trouver une langue vire vite gâteux », écrit-il. De même, Blaine déplore « chez presque tous » un « retour plein pot au récit, la prose à l’antique. Argument : comme je défends des causes justes, je peux le dire et l’écrire banalement avec un cliché par ligne et des phrases standards. Des mots à la queue-leu-leu en rangs serrés, des défilés policiers de caractères insignifiants pour des sujets significatifs » (P.-S. n°262). La poésie « en pleine forme », qui « vit à fond », ne trouve « personne ou presque pour la lire » ou « la voir et l’entendre », alors que le roman « de plus en plus merdique », écrit « dans un langage parlé populo bobo », a « plein de lecteurs en tous cas des acheteurs » (CXXXIII). Le pouvoir « économique, politique et social » organise « l’abrutissement des populations. Le monde de la culture disparaît ». Les mots « populaires » et « populistes » sont « désormais synonymes » (CXLIV). Et pourtant… « Ce qui frappe en lisant Rabelais, La Boétie, Montaigne, c’est leur jeunesse. Il y a là une fougue, une curiosité que rien ne réussit à suffoquer, ni l’odeur méphitique des idées reçues, ni les bûchers qui la propagent en instillant la peur de respirer » (Raoul Vaneigem, qui pourrait ajouter : en lisant Prigent, en lisant Blaine… et les poètes « en forme » ! ).