22 Rou(t)ages de Nicole Benkemoun par François Huglo
Quel livre n’est pas un jeu de cartes qu’on bat, qu’on coupe, qu’on ouvre en éventail, qu’on sépare en petits tas ? Les 22 Rou(t)ages de Nicole Benkemoun le savent. Serge Pey, préfacier, sait qu’ils le savent : ces cartes-pages à découper, à mélanger, pour tenir son destin entre ses mains et faire son jeu « même si rien ne va plus » sont « des miroirs qui se mettent souvent à lire celui qui les lit », des « images qui nous déchiffrent ». Les arcanes ont d’abord été dessinés aux feutres et aux pinceaux sur des cartes de visite puis mis au format des lames du Tarot de Marseille (6,5 x 12 cm), pour composer un « rêve ludique » rendu réel par les complicités d’Émilie Boulay (mise en page et traitement des images), Claudie Lenzi et Éric Blanco. « Qu’une carte se fasse peuple est un art difficile », écrit Serge Pey qui observe ce peuple venu « d’une lointaine pyramide renversée ou d’un masque de pierre ».
Voici le Mage, qui nous invite à boire la lumière versée par la lune dans la coupe qu’il tient en main. La Papesse qui coupe à droite « la connaissance en deux ». Le Pape la coupe à gauche. Ainsi « fonctionne notre cerveau double ». La Balance de l’Impératrice « pend des oreilles ». Ses seins sont des yeux perçants. L’Empereur contrôle les roues. « Il est le mécanicien » des rouages : « des croix, des sceptres et des bâtons de sourcier ». L’Amoureux est « un Janus », le Chariot le « cher » (le Caro). « La Justice érotique est une balance », le lait jaillira de l’épée-phallus et des seins-cibles. L’Hermite Moïse « parle au serpent », écarte les eaux. La Roue de la Fortune, « vélo de cirque à une roue », abolit le hasard. Le Pendu vit sur un Tau, équilibré par une aiguille « dans le grand vitrail de la nuit ». Au « bal des ardents », nous sommes des doubles, divisés par le diable « jusqu’à sa propre division », mais « celui qui sait parler » traverse d’un zigzag une Maison-Dieu « tour de Babel ». L’Étoile est « au centre du Rien », la Lune est deux, à tirer au sort chaque soir. Son baiser « nous brûle de noir ». Le lustre tremblant du Soleil « incendie la lumière ». Le Jugement « déterre des visages apeurés ». Le Mat voyage, revient « au départ du Grand Jeu » pour reprendre sa place « dans les habits du bateleur ». Des sentences tournent, « boussoles sonores », kaléidoscopes qui captivent l’œil.
Vert, rouge, jaune, noir, blanc : les couleurs incluses dans l’épais dessin du plomb concentrent la lumière, attirent et attisent comme des morceaux de fruits confits : angélique, cerise, citron. Mais dans le sensoriel, Kandinsky nous dirait qu’il y a du spirituel : les pâtes de verre, d’amandes ou de fruits couvent des braises d’émotions, de violences (nul bleu ne vient calmer, rafraîchir, éloigner). Le jeu nous tient sur un gril visuel que Serge Pey traduit en sonore : les arcanes « crient, ils acclament, ils hurlent et se divisent », en un « opéra fabuleux » où « nous devenons des chefs d’orchestre entièrement nus. Chacun est un instrument de musique joué par un fantôme écorché ». Le tarot-Benkemoun donne « envie d’inventer un chant, en perdant sa langue et ses dents ».
Reprenons le jeu : de sentence en sentence, « l’âme rieuse » danse les « couleurs primitives », en des « villes jeux d’enfants ». Elle procède « par illuminations ». Loin du songe de l’eau, de la mer « qui se souvient d’elle-même », le cheval donné au fou « pour sortir de la ville » s’emballe, court à l’abîme où « les colonnes du ciel ont leurs pieds ». Damnation de Faust ? Le rythme s’accélère. « L’heure est une seconde. Vis ! ».