33 poèmes en forme de nouvelles (ou l’inverse) de Jean-Louis Rambour par François Huglo
Il y a la poésie de flux, la poésie fleuve, celle de Jacques Darras (L’embouchure de la Maye dans les vagues de la mer du Nord) ou « le flux verbal à nul autre comparable » de Jack Kerouac (Christian Désagulier). Et celle de l’arrêt sur image : les « espaces d’instants » de Jean Follain, espaces découpés comme des pans de ciel par le bâton de l’augure, compositions d’instants. L’un des premiers recueils de Jean-Louis Rambour avait pour titre Composition avec fond bleu, et le travail de son poème en temps réel portait sur le découpage et le montage de ce temps en pages. D’autres recueils plaçaient en vis-à-vis poèmes et dessins de Pierre Tréfois, ou composaient un ready made à partir de textes et de photos tirés de blogs d’adolescents (mOi in the sky). Sans revendiquer son « spatialisme », la poésie de Jean-Louis Rambour s’apparente à celle de son vieil ami Pierre Garnier, qui lui aussi travaillait sur la page qu’il était, selon Ivar Ch’Vavar (préface à Picardie une chronique) impossible ou inutile de tourner puisque tout tournait autour d’elle. Le titre 33 poèmes en forme de nouvelles (ou l’inverse) semble renvoyer aux 33 sonnets composés au secret de Jean Cassou incarcéré par la police de Vichy en 1943 (autre titre de Rambour : L’ensemblier de mes prisons). Ce ne sont pas des sonnets, mais chaque pièce de 11 vers, ou lignes, prend la page qui devient le cadre d’un plan fixe. Le phrasé lui donne forme, prosaïque, de la nouvelle, mais elle ne raconte rien. La forme poème serait celle de la vignette, ou case, en bande dessinée, épousant ici la dimension de la page. Jean-Louis Rambour nous ouvre un album.
Le plan fixe du premier poème est découpé par « le miroir du bar », où « c’est le reflet qui est vérité. Le reste, illusion ». Un reflet qui capte les sons, la chaleur, les mouvements. Figure du poème-vignette microcosme. Prison ? Dans le poème suivant, les dix minutes d’avance de Mathis Steunou au grand prix du Vélo Club d’Arras en 1939 l’aident à vivre « les 230 000 minutes de prisonnier de guerre à Rastenburg, en Prusse », vingt-cinq ans après son exploit. Ce temps compressible et extensible nous ramène à Cassou s’affranchissant de l’espace carcéral par l’espace contraint des poèmes qu’il composait et gardait en sa mémoire.
Le poète photographe capte un jeune couple, dos pliés contre un pilier : ondulation des colonnes vertébrales contre colonnes droites, « chair contre granit, animal contre minéral ». Ou, avec la malice d’un Follain, les troncs distincts « pour l’argent des cierges », pour celui « des images de Sainte Colette », et pour « celui des boules de verre où la neige tombe sur la Sainte Vierge ». Il pointe le détail : sur la main gauche de la vieille femme, deux alliances, dont celle du défunt. L’instant capté de l’échange entre un enfant et la flamme d’une bougie s’étend à l’ardente éternité de la matière : « À ce moment là, il est seul, en contact avec les mystères, / avec des odeurs de cosmos, lui non plus ne mourra pas / comme ne peut s’éteindre le feu depuis le tout premier orage ».
Autres instantanés, autres échanges : entre un mendiant à l’entrée de l’église et « un Christ aux liens qui le nargue, un type déshabillé, / dont la souffrance assurera la postérité, quand lui, / le mendiant, disparaîtra des comptes malgré / son doux regard de hérisson pris dans la lumière ». Entre les papillons de soie et de satin de la vitrine d’un magasin de lingerie pour dames et « un homme égaré, bouche ouverte, tête nue », qui « regarde béat, intrus / dans une volière ». Entre une horloge comtoise sortie d’une maison libérée et des vieilles dames qui prennent « leur voix de messe devant le cercueil au pendule arrêté ». Entre des hommes qui « se tiennent raides » face à une statue débarrassée de son drapeau tricolore et la Marianne de la paix qui, « en haut des jambes et en bas du pubis », n’a « pas de fente pour répondre à la dureté des hommes ».
La voilà, l’ « Épicerie d’enfance » de Follain ! « J’ai vu à l’épicerie (mais on ne dit plus épicerie) » l’apparition d’un Don Quichotte au regard d’Ivan le Terrible. « Un courant de crainte / est alors passé entre les rayons, entre café et / confiture, et le rideau du temple soudain s’est déchiré ». Rideau de l’appareil photographique tombant sur une impression d’enfance pour la fixer, l’éterniser ? Cf Trenet : « L’épicière, l’épicière est une / sorcière ».
Le poème selon Rambour ne cherche-t-il pas à « clore le monde » sur « l’éphémère capture » (autres titres du même auteur) ? Peu importe que l’instant soit saisi par la photo, par le dessin humoristique, par des poèmes en forme de nouvelles ou l’inverse, pourvu que la capture de signes dans un pan de ciel ou dans une page conjure « le moment où le reflet disparaîtra, où le sang et la sève perdront leur mouvement » !