80 fleurs de Louis Zukosky par René Noël
Le clos O dans l'infini 8
Zéro signe l'imagination des hommes, le chaos clos, fermé, huit, couché sur lui-même l'infini en mathématiques. Si l'éternité se tient dans des limites (1) le dehors n'en est pas pour autant au-delà de tous les au-delà, écrivent les poètes. Le dehors cosmique, les ténèbres, la nuit, le nocturne viennent du visible, des objets les plus communs, vus par tous, naissent souvent sous nos yeux. 80 fleurs comprend quatre-vingt-un poèmes, le premier vers, Or tous invisiblement thym temps, du poème d'exposition sans titre suivi de quatre-vingts autres poèmes qui portent chacun un nom de fleur en guise de toit et de point de vue sur l'infini. Le lecteur à ce premier vers voit une suite d'un commencement évoqué mais non-dit, l'invisible familier aux sens et à l'intuition de celui qui l'écrit, les tempes où le temps se tient ; tempes concrètes et plus larges que le temps mesuré par lui-même et le thym évoque à la fois la senteur, le goût, la lettre y magique en elle-même, le thym participant autant des paysages grecs à ses yeux, le Péloponnèse où cette plante fleurit, qu'il éveille le thymos qui est l'âme des grecs, le souffle, le chiffre de chaque homme de toutes époques.
Dès ce poème d'ouverture, le lecteur découvre une poésie moderne de l'étendue, les syntagmes, les tropes, les mots, les élisions, les accélérations à travers les mots liés par des tirets figurant les verves et les positions d'actions, les articles définis ici bien que non écrits, le vers allégé autant qu'il se peut de toutes graminées, grammaires et syntaxes inutiles, forme poétique qui n'est pas sans évoquer certaines locutions et rythmes, Sprung rhythm de Gerard Manley Hopkins dans ses sonnets terribles, la langue trouvée par Andrea Zanzotto dès la Beauté, la parataxe, le monde écrit par les poètes auxquels songent nombre de penseurs - ainsi Walter Benjamin qui rêve de cueillir autour de lui des fragments de réalité échoués dans le présent dont il trouve la vie immergée dans des temps lointains, le philosophe alors avec son panier récoltant ces fragments afin de trouver une forme concrète de nouvelle continuité qui affranchisse l'humanité, apte à lui faire passer un cap qualitatif que les sophistes et les penseurs messianiques ne cessent de tous temps de chercher, de peser, l'homme étant celui toujours sur le point de trouver, d'imager ces formes de réalité.
Le thym court dans plusieurs poèmes de ce livre. Il figure, incarne même l'un de ces poèmes (2),
Thym
Temps long où sauvage souffle
le thym pauvre tom a
froid implacable-gilet cache-col veste manteau
l'œil bleu-vert espère y'as-tu six
opus sept-années déployées dix-sacs-d'Ezra lus
foulée-d'oiseau aiguillonne rose arbre-bourgeonnant feu
course lunaire double solaire arachnéen-manoir-volant
litière lettres mots-justice encensent tant
où Temps, à nouveau s'image, Ezra Pound, la course du désir des messagers, oiseaux, flores, y créent des objets dans l'illimité en amont et en aval, orées de l'espace-étendue, actions soignant l'injustice de classes, d'aspects. D'autres poèmes font surgir des galops des chevaux du poème " A " le cheval, les chevaux hôtes de ce poème écrit par Louis Zukofsky une grande partie de sa vie - Des chevaux : qui est partant ? issus des crinières, les mots /Le feront, faits de crinières et d'airs, mais /Ils n'ont pas de crinière. (3)Le lecteur pense alors à la quaternité de Louis Zukofsky, à cette constellation dont il serait le cinquième homme, Johann Sebastian Bach, Baruch Spinoza, Karl Marx, Guido Cavalcanti.
Chronique de la vie (sur terre) la fleur n'est-elle pas hapax et étendue, stance du donné en lieu et place d'une tyrannie de la peur chassant la nature et le naturel, éclipsant le bonheur, cette idée encore neuve dans le monde, marée basse de l'angoisse ? Si chute et angoisse nés de l'éphémère de la fleur et des saisons drues qui préparent de nouvelles floraisons, veulent préserver tous leurs sens, alors la joie et l'utopie du bonheur doivent en toute latitude pouvoir s'exposer au soir de la vie d'un homme, sinon autant l'acédie, la déréliction que l'utopie perdent l'harmonie, leurs situations respectives dans le paysage de la nature, Louis Zukofsky ayant créé son poème " A " d'après la musique de La passion selon Saint-Matthieu de Johann Sebastian Bach.
La première lecture faite, le lecteur lit la postface de la traductrice où elle situe le poème de Louis Zukofsky, les contraintes qu'il s'est imposées, commencer à 70 ans pour finir à 80 ans un poème intitulé 80 Flowers - Uniquement des fleurs vues - fleurs vues, lues et écrites - et toute la botanique que j'aurai apprise en 10 ans - Chansons de 8 vers de 5 mots : 40 mots par poème, qui naissent de mes livres précédents et les condensent, le tout dédié à sa femme Celia et à son fils Paul. Postface où les subtilités, les échos, la forme, les attentions et les intentions du poète sont offertes au lecteur. Où il apprend combien toute sa vie et à travers toutes ses inventions formelles, Zukofsky a créé une forme de discontinuité nouvelle qui tranche avec la Comédie de Dante, écrite il y a plus de sept cent ans, où l'idéologie jure avec la spontanéité du verbe venu d'Arnaut Daniel, des troubadours... Et le lecteur de commencer une seconde lecture d'un livre sans fin(s), riche de tous les futurs inouïs libérés, hors de leurs gonds, de leurs inattendus si souvent convenus ainsi que l'écrit noir sur blanc Louis Zukofsky.
(1) Paul Celan, Partie de neige, Traduit de l'allemand et annoté par Jean-Pierre Lefebvre, Seuil, 2003, p. 202
(2) p. 84
(3) " A " (sections un à sept), Notes et Introduction de Serge Gavronsky, traduction de Serge Gavronsky et François Dominique, Ulysse fin de siècle, 1994, p. 71 ; " A " 8-11 ; " A " 12 " ; " A" 13-18 sur les 24 chants sont parus aux même éditions publiés et édités par les mêmes éditeurs et traducteurs.