TeXTes 1970-2019 d’Éric Clémens par François Huglo
Vingt-cinq ans de Clémens dans TXT, puis Clémens dans TXT vingt-cinq ans après, donnent lieu à un livre que Dominique Costermans et Christian Prigent ont composé avec l’aide de sa fille Lou et les interventions graphiques de Philippe Boutibonnes : une histoire d’amitié, où se manifeste « une époque et l’effort incessant de sa transfiguration », c’est Clémens qui le dit en postface. La particularité de son apport est située par la préface de Prigent : « passion de comprendre, plaisir de l’intelligence et capacité d’abandon à la sensualité érogène de la langue », loin de « la manie narcissique des "artistes" », de « la paresse décorative des "poètes" », de « la seule déclarativité philosophique » et/ou de « l’engagement politique insoucieux de la langue ». Parcours difficile, Clémens précise : « du militantisme communiste à la tension démocratique de l’en commun ». Et contradictoire, non rectiligne, à suivre à la trace.
La plupart des textes sont tissés autour d’une lecture-figure centrale. «" Méthode" de lecture » (1971) : Ponge. « Alternance et doublement » (1972) : Derrida. « Remarque sur le signe carnavalesque (1972) : Bakhtine, Kristeva. « La fiction à la naissance » (1982) : Max Loreau. « Verheggen ou la fiction politique » (1983) : Verheggen. « Christian Prigent et l’œuvre de fiction » (1985) : Prigent. « Le mythe de l’œil » (1986) : Max Loreau. « Dépenses des langues françaises » (1987) : Rabelais. « Rale outre rage » (1988) : Marc Quaghebeur. « Les droits de l’homme post-moderne et les questions de Sade » (1989) : Sade.
De « simul or » à « simul ocre » et « simulacre », « Magie rouge » (TXT 2, 1970) est un poème éclaté où « l’avare résume le discours honteux de l’argent et du sexe », ce qui renvoie à Bataille via « l’homme occidental de l’économie restreinte », mais aussi à Jean-Louis Baudry cité au début du texte suivant, « "Méthode" de lecture (TXT 3-4, 1971) : depuis Rimbaud, « le contre-travail textuel, théorique et pratique, apparaît comme un non-travail ». Plus loin, c’est Ponge : « Je dois certainement beaucoup à ma paresse. J’entends à ma paresse s’appliquant (s’étant appliquée) à ce que je ne devais pas faire ». (Le savon). Cette paresse comme « puissance de faire » rappelle Lafargue, et semble initier la réflexion qui donnera corps à l’essai de Clémens paru en 2015, De l’égalité à la liberté en passant par le Revenu de Base Inconditionnel ».
« Alternance et doublement » (TXT 5, 1972) cite face à face Jacques Derrida et Mao Tsé Toung. Signe des temps telquéliens. Mais le texte n’analyse et commente que les livres du premier, où « le procès indéfini de la supplémentarité a toujours déjà entamé la présence » dont le désir naît « de l’abîme de la représentation, de la représentation de la représentation ». Pas plus qu’il n’y a de littérature, celle-ci s’annulant « dans son illimitation », il n’y a de présence, ou « elle n’est jamais présente ». Le théâtre ne montre pas les choses, ne les représente pas, il « monte une machine ». Et Mallarmé, « mimant les thèmes platoniciens, les décale dans la machinerie sans fin des renvois et des greffes textuelles », où « tout "terme" se dissémine, devient "germes" ». La lecture, « pour produire la textualité en abyme dans le texte, opère un mouvement de doublement du texte lu, récrit autrement, ce que signifie : répété ». Alternance et opposition ouvrent au symbolique dans le jeu du fort-da comme dans la formule du Hi Tseu citée par Granel : « Une (fois) Yin, une (fois) Yang, c’est là le Tao ». Selon Lacan (Écrits), le « fonctionnement » du signifiant est « alternant en son principe ».
Dans « Remarque sur le signe carnavalesque » (TXT 5, 1972), l’alternance est appelée à « réduire » dans le groupe (la revue) une « division du travail », et « l’alternance du travail scriptural et du travail politique » à réussir « sa dialectisation, dont celle faisant alterner enseignement et travail manuel témoigne de la G.R.C.P. chinoise ». Le texte « La fiction à la naissance » (TXT 14, 1982) trouve dans l’écriture de Loreau la fiction d’un langage à la fois « première matière cherchée » et « matière première chercheuse », hors des « dualismes institués ». Mais adieu grand timonier et G.R.C.P. ! En 1081, Hachette/POL publie Vie et mort pornographiques de Madame Mao, et en 1983, dans TXT 16, Clémens salue « Verheggen ou la fiction politique » et le rire « générateur de son texte », dont les « dix lettres à Jdanov », envoyées dans Divan le terrible (1979) donnaient déjà le ton : « fiction de langue » contre « art édifiant » et « bon pour le service ». Et auparavant (1977) le degré Zorro de l’écriture : « Pour moi, le côté religieux du maoïsme s’est défait à partir de questions de langage ». Contre « l’obscénité stupide des dirigeants chinois faisant de la femme Mao le bouc émissaire de leurs échecs totalitaires », Verheggen brandit Sade : « La Justine pour tous ! ». Monique Dorsel a joué au Théâtre-poème de Bruxelles le monologue de Pornowallie, sous le titre West Sade Story. « Les cadences d’enfer de Verheggen détruisent nos dernières religions en date, analytiques et politiques ».
Posant la question « Vers la fiction vidéo ? » (TXT Hors-Série, 1984), Clémens salue en elle la manipulation électronique, l’art du geste de l’œil et du corps où elle croise « l’expérience littéraire aujourd’hui ». Paru dans TXT 17 (1084), « La fiction, langue des langues » renvoie dos à dos l’illusion réaliste, qui croit au tout-plein de la langue, et l’illusion formaliste qui « croit au tout-vide de sa forme de langue ». « Christian Prigent et l’œuvre de fiction » (TXT 18, 1985), c’est « un style de pensée, une pensée du style ! », et « des actions qui font temps », loin « de la répétition stylistique de l’avant-gardisme ». Revoilà, dans « Le mythe de l’œil » (TXT 20, 1986) Max Loreau et « l’épreuve de la peinture » qu’il « fait subir à la vision philosophique ». Rabelais « ne parle pas français », écrit Clémens dans « Dépense des langues françaises » (TXT 21, 1987), où il le fait précéder par Nietzsche, Joyce et Artaud. « Rale outre rage » (TXT 22, 1988) analyse « la feinte de la fiction » comme « stratégie devant la mort » dans L’outrage de Marc Quaghebeur. Dans « Trois coups de feu » (TXT 23, 1988), des mâchoires d’anthropoïdes « démandibulent » la « viande à vivre », et quand les os craquent, « ça les fait rire ». Aux « droits de l’homme post-moderne », Clémens oppose « les questions de Sade » (TXT 24, 1989). Premiers vers des « Fabluleuses de la chatte » (TXT 25, 1990) : « La chatte accouche, quelle agonie… ». Dernier : « Mets ta mort fausse ». « Les générateurs de la fiction » (TXT 29, 1991) ébauche l’essai de 2020 Le fictionnel et le fictif. Le « Journal à peine philosophique » (TXT 31, 1993) regrette que la B.D. soit « consacrée littéraire ». Aux clichés du genre, Clémens oppose Spiegelman « parce que lui-même s’est jeté entre les traits, dans un texte qui cherche sa langue par tous les moyens ». Dans « La mort existe pas » (TXT 32, 2018), Clémens rejoint Épicure : « La mort l’inexistence la mort est rien donc elle existe pas mort à la mort ça veut rien dire », et le prolonge : « pas de vide sans bords (…) pas d’absolu ergo de mort ».
L’ « enfance de l’écriture » de Clémens (« Une improvisation », TXT 33, 2020) est l’enfance d’une lecture, découverte au sortir des glossolalies, des cacophonies, et du babil. « J’y découvrais à la fois la vertu de l’isolement et la vertu du désangoissement puisque dans la lecture il y a comme une sorte d’oubli de ce qui peut nous enserrer ». De livre en livre, « c’est dans l’entre-deux entre littérature et philosophie que j’ai fini par trouver mon écriture poétique et philosophique en même temps ». Voilà, cet ouvrage en témoigne, un « en même temps » qui (a) fait ses preuves !