Abêtcédaire de Sylvie Nève par François Huglo

Les Parutions

01 nov.
2018

Abêtcédaire de Sylvie Nève par François Huglo

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            Métamorphose : Kafka au singulier (bad trip), Ovide au pluriel. Ou Sylvie Nève, la plus antique et la plus médiévale des modernes (mais moderne, absolument). Le rabat de couverture rappelle : une nymphe de dix ans, sur les genoux d’un grand cousin qui lui racontait les Métamorphoses, à seize ans les revues des années 80, à vingt l’écriture d’un conte sexuel, Les Métamorphoses de Calliope, qui lui vaut l’amitié de Maurice Girodias mais ne sera jamais édité. On en trouvera quelques résurgences dans cet alphabestiaire forcément métamorphique, où rejaillissent aussi la Suite en sept petits secrets, les Érotismées, les réécritures et expansions : du Lai de Mélion (XIIesiècle), du Lai d’Ignauré (XIIIe siècle) devenu Le Chevalier aux abats, de la Complainte de la blanche biche (anonyme, XVIe siècle). Abêtcédaire, ou toute la palette de l’animalité humaine (« esprits animaux », « bête à deux dos »), à l’humanité animale (Lacan : animaux « d’hommestiques » ou « en mal d’homme »). Toute la lyre, toute la gamme, toute la gomme : boîte de paons d’or et cris d’Orphée.

 

            La métamorphose franchit « la barrière des espèces ». Elle dépasse les bornes. C’est ce qu’Artémis reproche à Actéon, mortel qui se prétend « plus brillant chasseur qu’Elle ». Métamorphosé en cerf, Actéon est livré à ses chiens. Dans une autre version, Artémis n’accepte Actéon comme amant que devenu « cerf homme », « mortel et forêt ». Dans les deux cas (qu’il soit rival ou prétendant), Actéon devient « bel hybride » comme maint animal fabuleux.

 

            Voici Chiron, le dernier des centaures. Il se sent si seul qu’il demande « à être délivré de son immortalité ». Mais Zeus refuse de livrer à Hadès un tel musicien. Chiron en appelle à Apollon, qui invente pour lui la photographie et l’enregistrement : un bloc d’obsidienne gardant en mémoire l’image de Chiron, et retenant sa musique. Ce n’est pas seulement la frontière entre les espèces qui est franchie, mais —érotiquement— celle qui sépare la vie de la mort : « …jusqu’à ce que Chiron sentit son souffle décliner. Alors la flûte devint tendre sous ses doigts, mouvante s’amollit, se distordit, se gonfla du dernier souffle de Chiron qu’elle renferma, s’obstruant à jamais ». Dès lors, Zeus put « jouir de la musique de Chiron à chaque fois qu’il le souhaiterait ».

 

            Autres animaux fabuleux, autres hybrides : la « Chimère-bougre à mandibules », torturée par « la femme qui cloue » sous les yeux de Calliope. Le cerbère (EREBREC) et la « horde de quasi-chiens » à « queue-câble démesurée, quelque ombilic monstrueux », qui lui amènent la même Calliope. Le Minotaure, dont la narratrice enfant aurait aimé manger le gésier. La cigale de La Fontaine est un animal fabulé. La « réalité » observée par l’entomologiste Jean-Henri Fabre « intervertit les rôles imaginés par la fable » : la fourmi, écrit-il, « exploite la Cigale, effrontément la dévalise » en lui volant le puits qu’elle a percé dans l’écorce.

 

            Sans être fabuleux, le dauphin du fleuve Yang-Tsé « n’existe plus que dans le langage des hommes », car il est le « premier cétacé déclaré éteint à cause de l’activité humaine ». Le souvenir d’un animal est-il encore un animal ? Devenus langage, les « amis comme cochons » sont-ils encore cochons ? Oui, répond James Sacré : les gorets ont « les mêmes yeux rieurs et chauds » que « le meilleur ami ». Sylvie Nève cherche et trouve dans l’ancien français : « De soçons, sochons : / Compagnons de langue,/ (…) / Compagnons du Tour de Langue… / Atomes crochons », et pense « Amichel, à Valprémy ». Pourquoi « chameau » est-il une injure et pas « dromadaire », alors que « le dromadaire est une espèce de chameau » ? Sylvie Nève recourt, une fois de plus, à l’hybridation : « Dromeau ! Espèce de chamadaire ! ». Et que dire du « chienpanzé » ? Contrairement aux chiens et aux loups le grand singe et l’homme « savent comment faire mal ». Si « la langue a bon dos, pas l’animal / Homo homini lupus est ?... L’homme doit se méfier —de son humanité… / Que vive l’animal… et les humanités ! ». Les  « 14 millions d’animaux enrôlés, / dans les tranchées, dans les airs » sont les « compagnons » du grand-père « grand mutilé de guerre, / bras droit jambe droite / jonchant pour toujours le Chemin des Dames », Charles Nève qui « avait les yeux jaunes —c’est écrit sur son livret militaire—, "des yeux de loup", dit mon père, "c’était un loup" ». Un « loup-garou » comme le chevalier Mélian, métamorphosé en loup et contraint à l’exil.

 

            Les avatars des animaux dans le langage, les « tours et détours du signifiant dans l’oreille-enfant », croisent la production animale d’une poésie sonore des plus élémentaires. « Enfant, j’ai souvent imaginé qu’Électre avait des élytres ». Son autre nom : Loodicée. Odyssée « d’Ailectre » ? Les cymbales du mâle cigale « lui permettent à la fois d’entendre et d’émettre des sons, celles de la femelle lui permettent uniquement d’entendre ». Les insectes sont « nectar du vivant sonore », mais comment traduire le chant de la grenouille rieuse ? 30 langues, 30 onomatopées. « Ça la fait bien rire ». Noms d’animaux et verbes désignant leurs cris composent un poème, « stridule glougloute », à scander, à vociférer, d’où la dédicace « à Julien Blaine ».

 

            Mais comme Mélian, nous sommes contraints à l’exil. L’altérité de l’animal nous renvoie à la nôtre, au corps de l’autre qui « est autant le corps propre que celui d’autrui » (Jacques-Alain Miller, « L’os d’une cure », Lacan Quotidien 795). Sans autre identité que son désir, chacun est agité par une jouissance qu’il ne comprend pas. La rencontre de l’autre sexe est celle du lynx ou de la hyène —« Hyèn&lynx »— d’un zoo itinérant qui « s’était installé dans la cour de l’école primaire » non mixte : découverte d’ « une paire ovale sous la queue, moins velue que le pelage, comme greffée, offerte, fruits de chair, juteux ? Je ne connaissais pas le mot attaché à ce retournement du corps —noble et fier ». L’animal du poète (Albatros de Baudelaire, Chat du Cheshire et de Lewis Carroll) et « l’hybride de l’antiquité », la « faune hypocoristique » de « ma poule, mon minou, mon loup », n’est-ce pas toujours « l’autre (impossible) viande, l’autre… qui n’est pas de marbre ? ». Les amandons, amandes contenues dans les fruits à noyaux, virent à l’hybride végétal-animal quand ils désignent « les testicules du lynx ». L’alouette, elle aussi, donne des idées : enduit de miel, piqué de plumes, voilà le pénis empenné, « et le bec, et le bec ». L’écureuil, « sexe de mon ami —fourrure et cul et œil et queue, et bondit, facétieux, chaud, me ravit, me ravit ». Le sexe féminin ? Chatte évidemment : « Poils collés séchés, les démêler être propre ». Chauve ? « Rasée… expériences… savant fou ? … D’un homme on peut s’attendre à tout ». Ou l’huître : « Frémissent, fermes, humées, réticentes / silence, yeuses, peu rieuses, parfumées, huisselantes / (…) / Un rien en larmes —vulve au bord, œil-bouche sans parole ». La sphinge, précieux vampire aux dents rétractiles ? « Sœur de sang » comme la pipistrelle ?

 

            La rêveuse et son partenaire en rêve se métamorphosent, tour à tour, en Milou, John Lennon, Yoko : fondu-enchaîné d’identifications. « (…) d’un coup, je sentis que tu t’prenais pour : le molosse de Maldoror, et moi : la fille qu’il vole à son maître ! Alors, soudainement effrayée par ce qui, dans ce cadre étroit, répugne à la nature, je hurlais : "Non Tintin ! Non, arrête ! C’est moi, c’est Milou !" ». Dans le labyrinthe d’Abêtcédaire, notre biodiversité traquée trouve une issue.

 

 

 

 

 

 

             

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