ABRAcadAdA de Jean-François Bory par François Huglo
Jean-François Bory et Marcel Proust, même combat ? Refusant le rôle prépondérant que Ruskin assigne à « la Lecture » dans les Trésors des rois, Proust opposait à ce singulier et à cette majuscule (celle du Livre !) « les charmantes lectures de l’enfance », et avançait « que ce qu’elles laissent surtout en nous, c’est l’image des lieux et des jours où nous les avons faites ». Bory, lui, au cours d’entretiens avec Jacques Donguy regroupés sous le titre Le Geste a la Parole, déclarait : « Pour faire une image j’aime cette idée de ruine culturelle dont on parle tant en cette fin de siècle, de bibliothèque en poussière, je m’y sens comme un lézard courant dans la pierraille entre trois touffes d’herbe sauvage et deux livres écornés que l’été a jaunis ; juste le temps de ma vie de lézard, juste le temps que dans le bleu du ciel d’un après-midi d’août les nuages changent de place. C’est tout ? C’est une vie je crois bien ».
Comme l’écrivait Jean-Pierre Bobillot sur ce site, Jean-François Bory sait « élever la poésie, sous toutes ses formes, à la hauteur du provisoire ». Élever comme une flamme. Le temps retrouvé n’est pas plus dissociable du temps perdu que la création ne peut être séparée de la destruction dans la danse cosmique de Çiva. Les « grands inventeurs du futur » sont des « finisseurs finissants, ruinateurs ruinisants ». Les « grands commenceurs » sont des « destructeurs de passéïsme ». Point d’exclamation après commenceurs, points de suspension après passéïsme. En suspens entre mort et vie. Plutôt qu’à un « point d’interrogation qui bande » (Verheggen), le point d’exclamation de Bory ressemble aux notes de musique qu’il côtoie, notes sans portée mais lisibles, leurs séquences étant précédées de clés de sol ou de fa, visibles et potentiellement audibles, comme les lettres dont les amas, entrelacs, et arrangements de tailles, polices, et couleurs diverses, privilégient la valeur plastique. L’écriture arabe, l’idéogramme chinois, le hiéroglyphe égyptien, la notation musicale, notre alphabet, sont autant de danses de Çiva Nataraja qui figure ici dans son cercle, parmi les lettres, même si les écritures indiennes sont absentes du recueil, et ce cercle pourrait être la roue de bicyclette de Marcel Duchamp, sa mise en feu destructrice et régénératrice par Julien Blaine. Les « résidus végétaux après défoliation » sont des « trillons de roues de véda » attendant « retour de Çiva » et « ovationneurs du futur ».
La « civilisation » (avec des notes entre les lettres pour leur mise en musique officielle, publicitaire, mobilisatrice) est « parvenue à la profusion des produits : / et c’est comme s’il n’y en avait plus / un seul / MANQUE PAR excès ! ». La pollution, cette « pullulation-intégrale-de scélérats », de « propagandistes cupides », étend sa « répugnante calvitie sur le monde », sa « grandiloquence surgelée ». Les signes diacritiques disparaissent de l’American Standar Code for Information Interchange (la novlangue aussi est chauve), les archives et « vestiges d’une vie » s’entassent, et ce que chacun vit, d’autres le vivent ou l’ont vécu : « Une sorte de métempsychose "à plat", / au présent ». Les « avantgardismes totalitarismes / (car les uns —hélas— n’allaient / pas sans les autres) » sont « cinémavidéo », autant de graphies diverses des mots néant et vanité, « ça » entre quoi passe (et brûle) « la vie ».
Ce livre publié pour une première fois pour « la fête de la lettre », à l’occasion du centenaire du Coup de dés de Mallarmé en 1977, puis une deuxième fois dans Pound provisoirement posthume chez Spectres familiers / C.I.P.M., en 1998, et qui resurgit, n’est pas un autodafé : « tout ce qui brûle dans les flammes / est encore présent dans les flammes ». Jusqu’à ce que « de la fumée il ne reste plus que l’odeur ». Revoilà Proust (l’odeur et la saveur portant « sur leur gouttelette presque impalpable l’édifice immense du souvenir ») ? Sur un tas de lettres —décombres de la guerre, la « grande » toujours, celle des bandelettes proustiennes ou des bandes coupées par Tzara, et l’actuelle, la prochaine— fumée montant d’une incinération, une volute de mots pulvérisés se mêle, en dernière page, au vol d’oiseaux qu’elle traverse.