ALPHABET de A à M de Philippe Jaffeux par François Huglo

Les Parutions

12 juil.
2014

ALPHABET de A à M de Philippe Jaffeux par François Huglo

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           Les livres de Philippe Jaffeux précipitent leur lecteur dans un vertige lucide. L’apprentissage de l’alphabet a produit jadis, chez chacun, un effet comparable. Mais le numérique a changé la donne, pour le meilleur et pour le pire. Et le meilleur, c’est ce qu’invente Jaffeux. Il nous console de l’ordinateur comme la littérature nous console de l’ordre comptable et militaire des lignes d’écriture.

         L’Aleph hébraïque rature l’origine. « Préface », le A de Jaffeux contient l’alphabet, de l’Alcool, l’Ami, « synonyme / d’ennemi exaltant », l’Androgyne, les Animaux, « enfants / de l’absolu règne », et enseignants, au Voyageur et aux Yeux (« Au rythme de la lecture / les yeux voient leur élan »), en passant par les Enfants qui « s’épanouissent / sans foi ni loi ni moi », le Hasart, avec un t, « grand jeu » d’un clinamen où « deux inconnus sympathisent », la Lettre « au rythme inédit » programmant la disparition des mots « dans une mélodie », le Musicien par qui « sans aucun commentaire / est né un langage », le Téléphone et sa « parole unanime », son « mur transparent » qui « cache la fiction », la Télévision, cette « technique incarnée » où « l’intimité conjugale / trouve son alibi », le Train qui « joue son va-tout », la Ville qui « rêve la vie du citadin ».

        Avec ses « rythmes naïfs » chers à Rimbaud, cet album du A pourrait porter le titre de celui de Fred, dont le héros Philémon voyage sur les lettres de l’océan Atlantique, l’Arche du A. Cette lettre-préface suffit à composer un livre solide, mémorable. Mais si Fred prend sa source dans Robinson Crusoë, Jaffeux répond, avec fantaisie, élégance, en dansant, à l’appel de Félix Guattari, dans Les trois écologies, à inventer « toute une musique subjective », à sceller une «nouvelle alliance avec la machine », un « mariage de raison et de sentiment » sans lequel l’humanité « risque de sombrer dans le chaos ». La mise en orbite de l’ordinateur autour du livre répond à celle du livre autour de l’ordinateur, pour engager la galaxie Gutenberg dans une spirale inédite. Ce qu’il y a de plus vertigineux chez Jaffeux, c’est sa générosité : une lettre suffit à faire un livre et il nous offre l’alphabet : une bibliothèque où chaque lettre donne lieu à une forme, qui donne volume aux constellations médiologiques les plus diverses. Ce livre navigue d’un medium à l’autre, à la fois habité, hanté, menacé par tous les autres, comme par une charge de dynamite qu’il transporterait à fond de cale. Bien sûr, le medium est un livre, dont les mesures sont précisées à la fin de chacune de ses parties (un genre littéraire par lettre ?) :

         « Alphabet a été écrit sur du papier 100 g et sur un format 21 x 29,7 cm afin d’y introduire des mesures de poids et de longueur, le poids des pages fut mesuré sur une impression en recto seul ».

         Mais on l’a vu (et entendu), dans le A préface, l’autre du livre est la chanson. Dans le B, « .SUITE », c’est l’ordinateur qui est aux prises avec l’alphabet et avec le vide sur un « océan d’octets », en un « récit mécanique » de chasse au trésor : « un chiffre, trouvé sur une carte lisible », qui « s’insurge contre l’écriture ». Ce récit est aussi celui d’une évasion par incarcération : « Nous orchestrons notre évasion hors de l’écriture en incarcérant une page entre vingt-six lignes cacophoniques ». Dans le C, l’autre du livre que nous tenons entre les mains a nom « MANUSCRIT, », dans le D « ENTRETIEN ? », dans l’E « ZEN… » (le medium est le téléphone et la lettre est composée de 26 cercles contenant 26 phrases et les 26 nombres d’un compte à rebours), dans le F « LETTRE ! » (« Cher Abcdefghijklmnopqrstuvwxyz ! »), dans le G « JOURNAL : », qui rend compte de 24 heures en deux lignes sur 26 pages, l’addition des six nombres (heures, minutes, secondes) étant toujours égale à 26, dans le H « MODE D’EMPLOI — -- », qui décrit sur 26 pages les 64 hexagrammes du Yi King, dans le I « —THÉÂTRE », introduisant dans chacune des 26 pages un nouveau nom d’acteur, qui est toujours un anagramme du mot « alphabet », dans le J « TRICHRO MIE », où intervient la couleur, lisible (mentionnée) sur le livre et visible sur le site de Philippe Jaffeux,  dans le K « L’ENVERS » car les 26 phrases qui composent chacune des 26 pages sont disposées à l’horizontale et reliées à l’envers, la ponctuation évoquant les 2 perforations d’un film qui encadrent progressivement ces phrases, dans le L « SIGNATURES », le dernier mot de chaque phrase, répartie sur deux lignes, étant barré ou souligné, dans le M « 17 576 » car les 26 pages sont représentées par autant de disquettes d’ordinateur contenant chacune 26 phrases écrites avec 26 signes, soit 17 576 signes au total.

         Chaque règle du jeu prend le risque d’accueillir un medium étranger au livre, et comme s’il actionnait une porte pivotante, un signe (de reconnaissance ?) produit le basculement de l’un dans l’autre. Le point final du A annonce le B, dont la virgule finale annonce le C, dont le point d’interrogation final annonce le D, etc. Navigation, chasse au trésor, passages secrets… lisons-nous un récit d’aventures ? Mieux : nous vivons une aventure du récit, une Odyssée de la lecture. Un monument, ce livre ? Sans aucun doute. Mais d’abord un monument de mobilité, de légèreté, d’humour :

« Une quatre cent-cinquante quatrième réponse glorieuse satisfait la modestie d’un ordinateur

Es-tu oriental ? Un dix-huitième dazibao illisible s’élève au-dessus de ton alphabet utilitariste ».

 

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