Andrea Zanzotto, Vers, dans le paysage, [ Corot ] par René Noël
Peindre le vent
Peindre, joindre le geste à la parole, Andrea Zanzotto l'a vu de ses yeux, la peinture sur les murs, la toile, observé jour après jour des mains de son père artisan peintre. Peindre, n'est-ce pas faire l'expérience de la nature au long cours, condensée, accélérée ? Les natures mortes, les objets scrutés par les sens et la main reproduits sur la toile, laissent voir les forces dynamiques et les états, les croissances aux respirations hétérogènes, diverses, en vie, en transit, aux transformations plus ou moins longues, constantes, rugueuses. Zanzotto écrit sur la peinture de Corot pour éclairer sa pratique à partir de paysages étudiés chez lui à partir de cartes postales et évoque le voyage de Corot à Venise, imagine les rapports de sa peinture avec une hypothétique ligne vénitienne. Les paysages peints par Corot, les arbres au bord d'un lac, ont toute l'attention du peintre qui n'est distrait par aucune autre réalité hors cadre, le paysage devenu le maître d'œuvre, l'imagier-mesure de la poésie de Zanzotto. La précision des coups de pinceau, des nuances et des couleurs, a cette vertu de laisser parler les extraversions, les convergences de forces, d'énergies vitales antagonistes et fécondes de la sève, de la chlorophylle, de l'écorce, les formes d'une feuille faites de lumière et d'obscur. Et l'obscur n'est-il pas aux yeux de Zanzotto l'espace du devenir illimité logé en chaque atome, témoin des métamorphoses non finies, écrites et dites de multiples façons, non au hasard ou par choix injustifié, mais trouvées à partir de cette reproduction sur la feuille de dessin des essences naturelles ?
Zanzotto voit dans le paysage les structures géologiques et culturelles qu'il s'efforce de décrire rationnellement. Une méthode réaliste, matérialiste, naît. Le poète superpose dans son texte à la vue des toiles de Corot, le paysage de Pieve di Soligo, son bourg natal où il vit jusqu'au terme récent de sa vie, en autant de parties où les enchevêtrements de particules, de la pierre, des saisons, des végétaux, des langages, dialoguent, traçant des perspectives singulières dont il fait les plans, ses livres futurs, dont les images éduquent son regard. La poésie devient travail de décantation. N'est plus seulement une affaire de corrections à la marge, d'adaptation à des styles et à des pratiques antérieurs, pas plus qu'elle ne se pose en table rase, mais plongée décidée, désirée dans l'énergie du paysage physique et psychique, photographie frontale et objective qui aboutit à des novations nées de visions de l'histoire et d'interactions des espèces naturelles avec les activités humaines qui accouchent de formes poétiques prospectives. Loin de nier les substances, Zanzotto les décrit précisément au moyen des sciences de son époque, la chimie, les découvertes de la physique, de la linguistique, de la psychanalyse, permettent au poète de polir les verres de contact aboutissant à un lieu, à un paysage mobiles.
Corot n'est-il pas ce peintre centré sur l'objet qu'il peint, son regard absorbé point par point par ce qu'il voit devant lui, et non plus distrait, détourné de la vue moyenne par la culture du point d'origine sclérosée ? Son œil n'est plus limité par des œillères, attiré vers un autre absent, son regard scrute les incises de la lumière en chaque atome de réalités face à face, devant lui, l'espace alors devient, mouvement des états du temps, de la matière cosmique. Corot peint Le coup de vent qui représente un point d'aboutissement final dans sa recherche, avec une hypothèque considérable sur le futur ; tout élément superflu, étranger (c'est à dire non naturel), est éliminé, seuls demeurent les arbres disposés en arc de cercle : Corot est ce peintre qui frappe les impressionnistes, nombre de peintres de Monticelli à Traquandi, Van Gogh - parcours d'imagiers sourciers de l'ombre portée à ses absorptions, l'insolation, midi peints par le second, le dialogue s'amorce dès que les arts et la nature déclarent leurs noms, leurs formes, Corot et Cézanne sur le motif, in situ *. L'attention portée à la lumière, aux énergies de l'air, des vents, aux troncs, aux branches, aux feuilles d'arbre, à leurs rencontres et dissociations, ne libère-t-elle pas les substances des perceptions désuètes qui altèrent leurs intégrités et les excluent arbitrairement des lois du mouvement et du changement ? Aussi clairement aux yeux de Zanzotto que les modes de présentation littéralistes caricaturaux ont fini par s'autoparodier, par ingérer toutes formes distanciées, images, métaphores, nuances, symbolismes, des corps humains prisons de l'âme, du monde naturel des formes ennemies des réalités invisibles et de l'éternité, il s'agit, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, d'affirmer, après bien des éclipses, la matière libre, de proposer des formes d'objets peints et écrits solidairement par les inséminations réciproques des pratiques humaines et des mondes naturels. Zanzotto voit chez Corot cette minutie du détail, des oscillations micrologiques qui refusent l'univoque, débouchent sur La Beltà, la trilogie, Idiome, Phosphène, Le Galaté au bois, puis Météo, les Surimpresssions, soit la jouvence cadrée du présent futuré.
* Mélancolie de Péter Nádas, analyse ainsi un tableau de Caspar David Friedrich