Anthologie de la poésie russe du début du XXIe siècle par René Noël
Syllabes de l'est
Comment ça va la poésie en Russie ? cette anthologie de poésie éditée depuis l'an 2000 répond ça va, ça ira, en donnant la parole aux poètes russes de Russie et de la diaspora - mais non aux poètes venus d'ailleurs devenus russes. Du XXème au XXIème siècle, Poètes de la Russie postsoviétique, Par-delà la Russie, sont les trois parties et signets de périodes de ce livre où les poètes situent eux-mêmes leurs créations dans le champ immense, si fertile de nos jours autant qu'hier, des Russes ici présents dans des notices biographiques. Cette anthologie complète d'autres traductions antérieures de poésie russe, dont le Panorama poétique de la Russie moderne (in'hui et le Cri, 1999) proposé par Olga Severskaïa, où Elena Schwartz et Ivan Jdanov, deux poètes créant à partir des avant-gardes des années 20 du 20ème siècle marquées par l'ironie et la satire, l'imagination créatrice, l'esprit d'Ossip Mandelstam, figurent déjà en bonne place.
L'oubli - de la poésie pas plus que d'autres choses - n'a jamais été l'ordinaire des poètes russes. Aussi vifs que les sources résurgentes d'un fleuve des centaines de kilomètres plus loin que ses disparitions, les Russes ont toujours créé au cœur même des interdits et des terreurs à l'exemple des poètes obérioutes et de Varlam Chalamov non seulement prosateur incomparable, mais poète également qui à peine sorti de ses quelques dix-sept ans de camps, dont plusieurs années à la Kolyma, écrit ses admirations des avant-gardistes, Maïakovski, Khlebnikov... qu'il est allé souvent avant son arrestation écouter à Moscou lire leurs vers, s'enthousiasmant pour leurs disputes, leurs visions du monde singulières.
Les poètes de l'Âge d'argent vivant dans les deux premières décennies du 20 ème siècle restent ainsi des références pour la plupart des poètes de cette anthologie. Maria Stepanova, née en 1972, n'écrit-elle pas elle-même que Marina Tsvetaïeva est un exemple pour elle, son refus de tout compromis signant, postfaçant l'avant-monde, l'espace et le ton du silence toujours spécifique, singulier de chaque poète, ce qui en musique peut s'entendre, c'est sans doute pourquoi en dehors même de la censure, nombre de poètes russes d'aujourd'hui disent encore préférer exposer leur poésie à pleine voix que de l'écrire, les énergies du corps, les attitudes mentales exprimant mieux selon eux les voies privilégiées par tel ou tel poète. Extrait du poème " Guerre des bêtes et des animaux " , le corps humain / en savon / ne se dissout pas / dans l'eau pommadée / il n'est jamais ayant été / toujours il est maintenant où il rayonne à travers les brousailles / c'est un casse-tête de l'éliminer / il émerge en perce-neige / à travers une tache de carbonne / et tout ce qui n'existait qu'à peine en lui / mais se languissait dans l'enfermement / jaillit vers les crevasses noires / pour avoir lieu de nouveau la vie nouvelle surgit quand tu ne l'attends pas / et je ne sais par quel biais l'accueillir (p. 193) par ailleurs attirée par Mikhaïl Kouzmine, Alexandre Vvedenski et Ossip Mandelstam elle aussi.
La pratique de la langue russe conduit, distribue, mêle, les dialogues du je et du nous. Les poètes russes ont pour terre et ciel la langue, si bien qu'ils ne connaissent pas pour la plupart d'entre eux ces scissions entre poésie subjective, poésie objective, poésie orale écrite spécifiquement pour la scène de la poésie française. Les Russes sont proches d'une lyrique qui brasse l'abstraction la plus décidée et profonde et les sensations, le monde matériel et quotidien le plus trivial. Questionner, poser des questions dès lors change du tout ou tout à partir du moment où rien n'est exclu du poème. Croire ? Prédire une beauté cachée / Dans une maison sans murs / Au point de fracture de l'injustice. Croire, c'est renoncer à la raison / Afin de recouvrer la vue. Et les pérégrignations, tel un brise-glace sur la Neva, / Tailladées par la lumière de l'exode. écrit Mikhaïl Bouznik (p. 101), croire, n'est-ce pas mettre un atome près d'un autre et construire peu à peu le monde ?
À manquer de tout bien souvent, à travers les privations de liberté, les poètes de la Russie trouvent le rien fécond, là où les enzymes, les électrons, les formes naissent, d'autant plus facilement que la langue participe de l'objectivité et des singularités les plus radicales, la Russie se tenant aux carrefours des cultures, hyperboréenne, slave, asiatique, ses poètes ayant traversé les totalitarismes ont plus d'une opinion à exprimer quant aux positions et évolutions de notre monde contemporain. Pour un Russe, que la vie soit l'enjeu, qu'il en aille toujours de la vie dans son ensemble, quoi de plus ordinaire ? Si bien que le monde en sursis d'Alexandre Skidane : Extraits du cycle " Capitalisme cognitif " c'est comme un mur de pluie / ou un mur de nouvelles / quand tu l'émiettes comme de la craie / comme si le monde vacillait / et qu'on pouvait encore le sauver / par un moyen de l'émietter mais le monde est vaiment un mur de nouvelles / dans lequel ta craie est murée (p. 171) : éclaire leurs sens critiques nés autant du monde tourné vers soi que du moi nourrissant le cosmos.
Ivan Djanov écrit un tombeau Il s'empare de Dieu, ratant l'âme, / ce monde lointain / ainsi, les caillots des hauteurs / pleuvent en triste nouvelle (p. 105) dédié à l'une de ses amies défuntes. Décrit-il aussi au passage notre monde, les Russes ayant l'expérience de ces traversées des déserts, est-ce notre époque que cite Ivan Djanov en même temps qu'il exprime une déploration ? Non seulement les poètes, mais les peuples des pays de l'Est qui ont traversé tant d'épreuves et de crimes et ont su trouver les moyens de créer en des temps autrement difficiles que les nôtres, ne sont-ils pas à même de nous conseiller, de nous montrer les moyens pratiques de sortir des grandes difficultés où nous nous trouvons, propres à devenir nos éclaireurs ? Sans doute y a-t-il un désir d'utopie toujours vif chez les poètes russes qui s'initie dans les mots eux-mêmes liés aux sensations, au cœur, aux sentiments.
Reste à lire ces poètes, la préface et la postface qui contextualisent si bien les créations si singulières et proches de ces poètes d'aujourd'hui, tant les cultures russes et françaises sont mêlées à travers l'histoire des deux peuples et cultures présentes à travers les langues ici écrites côte à côte.