Arithmomania de Lucien Suel par François Huglo
La musique dans le langage est sa part mathématique, ou arithmétique : intervalles, mesure, rythme. Secrètement persuasif comme, dans une chanson, la solubilité des paroles dans la musique, de la musique dans les paroles, le nombre nous prend sous son aile, de même que les « savantes leçons » des mathématiques, selon Lautréamont cité en exergue, filtrent dans nos cœurs « comme une onde rafraîchissante ». Le premier texte d’Arithmomania, « Table rase », nous emmène à Isbergues, entre place du marché et bourse du travail, sans que les « versets arithmonymes de 48 mots » soient plus visibles que la focale d’une caméra, qui pourtant découpe notre champ de vision. La strophe de vers, le paragraphe de prose (pourquoi ne pas le considérer comme un vers ?) sont comme les cases d’une bande dessinée. Même si c’est pour voir qu’il n’y a rien à voir, rien à découper. Qu’ « Il n’y a plus de passé, plus de mémoire, plus d’avenir, plus de vision ». Que « le progrès » est « juste un présent éphémère et gris » traversé comme le Pas de Calais par « Des pauvres, prolétaires de tous les pays » et par les flux financiers de « l’actionnariat international uni ».
Un est l’un des nombres-clés du poète arithmomane chez qui, comme l’écrivait Jean-Pierre Bobillot dans Trois poètes de trop, « l’intime s’ouvre au social, à l’historique, à l’anthropologique, l’infime confine à l’infini, le moustique au cosmique ». Ainsi, dans l’arithmogramme calligramme en mots de 7 lettres Le système poétique des éléments, le mot CARBONE écrit horizontalement croise et relie les mots CARBONE, HUMAINS, PLANTES, PAPRIKA, VAUTOUR, OLIVIER, ESPADON, HOUBLON, MÉSANGE, ABEILLE, ROMARIN, BÉGONIA, CALAMAR, BABOUIN, NYMPHÉA, MACHAON, MUFLIER, CAROTTE, RORQUAL, écrits verticalement. Refrain : « Dans tous les corps vivants, / Le carbone est présent ». Autrement dit, sous le titre très suellien Tout partout, « c’est la vie/ tout partout autour ici et maintenant ». Ou, dans le poème plus récent Art bref longue vie, « langue peut être le monde pour lui et / la poésie allô se trouve partout tout / partout aussi le poète fait une large / part aux collages instantanés dessins / idiots performances & poésie visuelle / poèmes trouvés poésies poèmes express / (…) / la poésie mange de tout » (vers de 37 caractères).
Solidarité de l’Un et du Zéro : « C’est le / principe d’incertitude qui montre les dents (…) / le chant des sphères / pour un da capo au bord du trou noir ». Sombre ducasse, cher Isidore ! Le « huit couché » de l’infini nous dit que « le temps et l’espace sont autre chose qu’un pas de deux », que « l’oiseau est signe / du temps sur l’arbre qui est espace / vivant », que « le regard de l’oiseau se tord à surveiller le pas du hasard ». Car « Au commencement était le trou dans le / trou. Le vagin du néant. / (…) Le doigt de Dieu fait vibrer la corde / à nœuds, lubrifie le vide » —« Au commencement était le vide » (Vision viande vibrée).
S’il y a du deux, si ça s’accouple tout partout, c’est pour faire feu de tout choc, de toute friction. On pense aux Bimots de Julien Blaine en lisant ces titres de Lucien Suel qui sont autant de poèmes diptyques : Canal mort, Sous-bois standard, Bovins bataves, Nuages assis, Rappeur urbain, Ataraxie tubulaire, Blackboulage ostrogoth, Bidon catafalque, Spicilège sceptique, Consommation citoyenne, Poulpe froid, Sperme sauvage, Modeste matador, Matière mystère.
Autres rencontres, autres pas de deux, les références des poèmes associent des dates à des lieux. 1985 : collection Lui Écrasa le Crâne à Charleroi, Belgique. 1987 : Collection Plis, Lompret. 1988 : Zarathoustra dans le Métro, Belgique, et Cortex de nuit, Marseille. 1989 : Le Dépli amoureux, Lompret. 1991 : Oviri, Marseille. 1992 : Le Miracle Tatoué, Toulose. Station Underground d’Émerveillement Littéraire, Berguette. Le Grand Hors Jeu, Lompret. Studio Veracx, Berck-sur-Mer. 1993 : Java, Paris. 1994 : Ecbolade, Béthune. 1995 : Konvergence, Angers. Le sourire vertical, Paris. 1998 : La Main courante, La Souterraine, et Ceux qui nous chantent, Cornaway spécial, Dieppe. 2000 : Catalogue du 4ème mois off de la photographie, Paris. 2001 et 2002 : le Triangle, Rennes. Marais du livre, Hazebrouck. L’Âne qui butine, Lille. Société des amis de Guillevic, Rennes. 2004 : Expo Collectif photos Ronis, Isbergues. 2006 : Hypercourt, revue numérique. 2010 : Textuel, Paris. 2011 : Books Still Life, La Tiremande. Action poétique éditions, Ivry-sur-Seine. 2013 : La nouvelle revue moderne, Villeneuve d’Ascq, et Maison Julien Gracq, Saint Florent-Le-Vieil. 2017 : Éditions des Femmes, Paris. 2019 : éditions Invenit, Lille.
Deux langues s’associent pour parcourir l’histoire du skate board : « et pose ton nose sur un / curb tu feras peut-être / un back side five o sur / un ledge en long qui ne / grinde pas trop pas top » (vers de 23 caractères). Et pas plus que du « beau » selon Lautréamont, le bon vieux « comme » n’est exclu : « Les étourneaux du soir, couple en frac noir comme deux Dupont, enquêtant au pied des tours, à la recherche d’indices, mégots, miettes… ». Ou : « Sur le chantier boueux, dans les années soixante, les gamelles des ouvriers maçons étaient à plusieurs étages comme les tours qu’ils construisaient » (versets arithmonymes de 23 mots).
Du trois ? « Celui qui n’a jamais enduré les trois / épreuves (vision, viande, vibration), / aura des douleurs crâniennes (…) ». Et « L’esprit de la pyramide est la triade / Blake, Olrik et Mortimer, comme trois / en groupe ».
Dada, beat et punk, Suel entretient entre tout et tous comme entre corps, chaos et cosmos, entre nombre, zéro et infini, une solidarité critique. « Il faut les aimer d’un amour hostile », disait Jean Cassou. Et lui : « Je vous salue, terriens patibulaires ».