Au bout de la jetée ou les arcanes du corps de Claire Dumay par François Huglo

Les Parutions

12 mai
2019

Au bout de la jetée ou les arcanes du corps de Claire Dumay par François Huglo

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            De « l’injonction de virginité, reçue de mes pères ; mon propre père, et le pasteur de l’église », à l’ « abîme de pureté, qui jamais n’a été souillé », aperçu « au bout de la jetée », sur « l’autre rive », promesse d’une « dissolution dans le blanc », se clôt une boucle, une ligne claire. « De la virginité », premier texte de la première section, « L’enfantement », et « Au bout de la jetée », dernier texte de la septième, « Partir », se rejoignent. Claire Dumay dessine en cloisonnant : 27 proses qui peuvent être considérées isolément ou dans la continuité d’une œuvre qui, patiemment et sûrement, se construit.

 

            « L’injonction de virginité » délimite une « zone intouchable » étanche, préservant « sans le moindre esprit critique de ma part, la cohorte des préceptes qui attestent l’existence d’un absolu (…). J’étais amputée de tout discernement : ce qui m’avait été mystérieusement légué était inviolable (…) Le nécessaire acquiescement à la règle se plaquait sur ma chair comme une armure, une ceinture de chasteté ». Servitude volontaire : « J’étais ligotée par un carcan que je forgeais seule », corps enserré « dans l’étau de la tête » qui censure le désir monté « des profondeurs », et rend « raide, malhabile », une chair « inexpérimentée ». L’ « irruption mâle » engendre « une bouture de honte, constamment ravivée par la lumière divine ». Une fausse couche est vécue comme « une contribution involontaire au massacre des innocents ». L’enfant qui naît est, lui aussi, « l’objet d’un deuil », celui des illusions. Il révèle une inaptitude à « composer avec l’altérité », avec l’altération de l’origine. Reproduction de la servitude, « spirale noire dans laquelle j’enferme ma progéniture, au lieu de l’engendrer libre. Emboîtements tyranniques, qui font de l’enfance de mes filles la réplique de ce que je vis ». En libère le sevrage : « Mes filles avancent, coupées de moi (…). Elles m’ont heureusement échappé, congédiée ». Ou « la virginité du nourrisson », revendiquée « a posteriori ». Mais dans l’enfance qui « chavire sur le chemin de la tribu » s’enracinent les « angoisses les plus vives », les « peurs les plus profondes ». La douleur de l’impuissance est elle-même « immaculée ».  Paradoxalement, le langage vient bâillonner le silence.

 

            La fille adolescente renvoie à sa mère l’image d’une désunion systématique de l’esprit et du corps, « l’inconfort, l’embarras » des premières amours, livrées à « la meule du regard parental, qui abîmait, broyait tout ». On pense aux rimbaldiennes « Premières Communions », à leurs « virginités présentes et futures » offertes à l’ « éternel voleur des énergies », quand le corps qui fait retour se sent « intégré à un étrange cortège : une procession de jeunes filles vierges défilent au cœur d’une église, toutes de blanc vêtues, s’immobilisent peu à peu dans une nef glacée, et s’agenouillent, pour rendre gloire à un exaucement inattendu : une ankylose du désir, un premier pas vers l’ascèse ; la chape de la frigidité tombe sur leurs épaules, et les transforme en corps de pierre nimbés. La métamorphose est immédiate, sans les affres du renoncement, ni les douleurs du sacrifice ». Mais par la danse « les corps des autres m’appellent, entrent, déferlent en moi, dépliant ma flétrissure, régénérant mes peaux mortes ». Renaît un « mimétisme nourricier », porteur d’une « liberté », d’une « confiance ».

 

            La virginité de la communiante prend un tour discrètement humoristique, parodique, à la fois sacrilège et saugrenu, candide et scabreux, avec « le suppositoire », l’ « encens » et la « foi » qu’il diffuse, la « visitation inespérée » dont il est « l’expression ». Grâce à ce « cierge miniature », le corps est « embaumé vivant. J’hérite d’une virginité retrouvée, qui m’était due depuis si longtemps ».

 

            La musique, écoutée chaque matin avant l’affrontement au dehors, entretient « l’intimité de la coïncidence heureuse » dans « un présent inaltéré », renoue « avec l’unité perdue », comme avec « la chaleur utérine » rompue par l’accouchement.

 

            Le double travail de l’écriture, saisie et composition, est décrit dans « Une journée à Saint-Igne » : fragments de pensées notés « sur de minuscules morceaux de papiers » puis regroupés « par rubriques », recopiés « sur une seule feuille ». Dans l’immédiateté de la « consignation stricte, s’éloignent l’évasif, l’allusif. Les mots tenus à même la pupille, comme une émulsion encore mousseuse et tiède ». Lâcher prise, « relâchement, sentiment que les nœuds peuvent se desserrer, se décrisper. (…) Je me sens faite pour cette existence séparée, exclusive. La seule où je puisse donner forme à mon insoumission ». Où sera pensable l’absence de justification de « la nécessité d’être, d’avoir eu lieu ». Où « le renoncement » sera « une forme d’indocilité ».

 

            Donner forme, contenir : le travail de Claire Dumay peut être figuré par « la boîte de Petri », récipient de verre, « épure » et « invitation au peuplement ténu, aux résonances, jusqu’à l’avénement de la chasteté originelle ». Lieu « d’expérimentation », où « enfermer le parfum, garder la trace, recomposer l’entrelacs dérisoire et anarchique des petites choses qui auront toujours fait mon quotidien. Fixer là mon attachement à ce qui se déploie, s’érode, se métamorphose ». La boîte rincée, « une hostie d’eau épouse la patène, qui jamais n’effleurera le palais de la moniale ». Un « microcosme vierge », une « eau native, qui n’aurait pas été déflorée, édulcorée ». Où se « dissipe jusqu’au souvenir des formes ». Acquiescement au néant : « La boîte de Petri, cercueil de l’infime, est désormais vide ». Elle « a été essuyée, rangée ». De même, « au bout de la jetée ». Où la virginité n’est plus contrainte mais conquise, et insoumise. « Envie de cette glace, de sa clarté indécente. J’avance nue, dans l’impudeur ». Telle une boîte de Petri, tel un de ses livres, telle qu’en elle-même, Claire Dumay peut dire : « Je suis toujours au bout de la jetée, en suspens, séparée. Le temps s’est arrêté, les sons ne me parviennent plus ». Et laisser le lecteur entonner le cantique dédié par François d’Assise, ami de Claire, à « notre sœur l’eau, si chaste ».

 

 

 

 

 

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