Axe de l’œil par Jacques Izoard et Martin Vaughn-James par François Huglo
Appareil photographique (à l’ancienne) et guillotine, c’est la même chose : une perspective (axe de l’œil) coupée par un plan. L’œil tranché du Chien andalou coupait court, un peu court, court-circuitait cette similitude. Un poète qui aimait travailler avec des artistes, Jacques Izoard, et un artiste inventeur du roman visuel, Martin Vaughn-James, s’en emparent. Ensemble, dirait-on, bien que le poète ait illustré ce que l’artiste avait d’abord dessiné. Mais comme en écoutant une chanson dont le texte et la musique coïncident parfaitement, on se dit que ce pourrait être l’inverse : chacun selon ses moyens a vu et donné à voir la même similitude. L’un et l’autre ont publié, au cours des années 80, dans la revue belge 25 ou M25, et ne pouvaient que se rencontrer. Ce fut inattendu, mais nécessaire. En témoigne un livre publié une première fois en 1982 par l’Atelier de l’agneau en Belgique. Une chance que la collection « Archives » n’a pas laissé perdre, et qui nous est offerte sous un fac-similé de l’édition d’origine.
Sur le premier dessin, repris en couverture, la perspective, ascendante comme une montée sur l’échafaud, est indiquée par les parallèles du plancher et un dossier de chaise dans l’axe de la diagonale. Au premier plan, un store coupe cet axe, assombrissant la tête d’un personnage vu de dos, appuyé au dossier de chaise, dont le regard suit la perspective. Comme sur un repère orthonormé, l’axe évoque celui du temps, que le plan tombant vient suspendre dans l’attente. « Il attend », lit-on dans la prose d’Izoard, qui alterne avec six courtes pièces en vers. Et plus loin : « Je sais qu’une guillotine a fonctionné ici ». L’image de la chute du couperet est évoquée par : « Une seule équerre. Un seul fil à plomb », destinés à « prendre les mesures exactes », mais rappelant au lecteur l’aplomb du store sur le dessin. Une phrase apparemment anodine en devient, tout en s’en défendant, très inquiétante, vague menace de décapitation : « je sais que le nouvel Instrument fera merveille, que nul ne s’inquiétera du léger grincement d’huile peureuse ». La peine capitale comme crime parfait ? Ou comme escamotage, mais pour de vrai : « Un arrière-train de chien ne peut que rassurer le contemplateur ». Sur le dessin suivant, c’est un avant-train d’animal qui gît sur la perspective du plancher, coupée par le plan d’un panneau, alors qu’à l’arrière un autre plan cache, comme le rideau d’un photographe, la tête d’un homme qu’une table vient couper au niveau du buste. Reviennent en mémoire du lecteur les vers qui précédaient la prose : « Corps penché. Main posée. » décrivait plutôt le premier dessin, « L’ombre du photographe / dort dans le soleil masqué. » plutôt le deuxième.
Le dialogue entre poète et artiste nous entraîne dans une fiction à travers une mise en scène qui tutoie Chirico dans la perspective, avec « mannequins attachés deux à deux, qui dérivent », Magritte dans la chute des plans, rideaux ou décors de théâtre, Topor dans l’humour noir, Hitchcock dans l’effroi entretenu. Le découpage de l’image et celui de la phrase dérobent autant qu’ils montrent, le visible et l’invisible sont pris au même piège, « le fourreau d’une phrase englobe une autre phrase ». Izoard pense-t-il à la lame bunuelienne quand il écrit : « nul ne plonge dans l’obscurité l’intérieur de l’œil » ? Plus loin : « Contentez vous de voir de voir, de voir ». Nul n’échappe au théâtre, à ses coulisses, au dispositif photographique ou cinématographique : « les rails glisseront dans leurs fourreaux » (comme la phrase !), « les panneaux pivoteront sur leurs axes ». Izoard et Vaughn-James sont complices dans l’illusionnisme baroque, familiers du laboratoire de Méliès.
Mais page et dessin sont des plans coupés de la durée cinématographique ou théâtrale. « Tout devient semblable à l’eau qui ne coule plus. J’imaginais depuis longtemps ce théâtre immobile ». L’alternance texte-dessin rappellerait plutôt la bande dessinée, mais sans texte dans le dessin : le texte comme lien entre les dessins, sans possibilité de « reconstituer les faits » autour des « fragments de rêve » capturés par la « séduction du geste » du dessinateur, la « langue somnambulique » du poète. En retour, l’image hante le mot. L’ombre de la guillotine glisse sur : « La boule tombera, roulera, suivra son trajet propre… ». Et « Tout sera vidé de sa substance ». Mais « Tout demeure étonnamment visible ». La lumière comme lame ? Réponse, peut-être, à Buñuel : « Le noir ne mange pas la clarté ». C’est « le bleu pur » qui « nous incite au suicide ». Écriture, dessin : « la mort y est présente, y donne froid dans le dos (…) Mais nous avions besoin de ces visions intactes », même si « la dérive des vocables annonçait notre mort ».
Le poète s’identifie-t-il au « chien lié, garrotté » (andalou ?) du dessin, qui « garde parole et voit l’invisible alentour » ? Il flaire : « Sade rôde ici ». Ou Delvaux : « Nous pénétrions en ce temps-là dans d’immenses et vastes demeures : miroirs à perte de vue, et armoires géantes ». Revoilà les perspectives, que les lames n’ont pas coupées, au contraire : « le scalpel nous ramène à la vie », nous permet d’ « inventer des jeux neufs » et cruels, certainement érotiques : « jambe étranglée » ou « bouche inondée », « orteils crispés » ou « lèvres sèches ».
De quelles « fleurs nocturnes » rêvent le poète et le dessinateur ? C’est « L’Artefact. L’Artifice. L’Artificiel » qui serre « le nœud des idées, le nœud du cœur et du cerveau ». Car « les mots ne signifient rien ». Ils « s’éparpillent sur les lèvres des acteurs ». Et dans un « dessin de pure extase », la « lumière aveuglante jette son masque ».
Précieuse archive !