Babeluttes d’Aurélia Bécuwe par François Huglo

Les Parutions

31 janv.
2022

Babeluttes d’Aurélia Bécuwe par François Huglo

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Babeluttes d’Aurélia Bécuwe

            

            Comme les « vrais roudoudous » de Renaud ils « collent dans les dents et soudent les mâchoires », mais dans Babeluttes il y a luttes, celles que recommence chaque jour une enseignante, jamais contre ses élèves réputés « difficiles », rarement contre ses collègues ou l’inspecteur, et moins contre les parents, pourtant « maltraitants », que contre le déterminisme social auquel condamnent les sociologues héritiers de Bourdieu et tous les marchands de pathos, tous les Roger Gicquel (quand un avion s’écrase quelque part, disait Coluche, on dirait que c’est sur ses pompes).  Mieux qu’un traité de pédagogie et sans grandiloquence, un hymne à l’école prend la forme modeste, mais soignée, de la chronique d’une classe, avec ses portraits sur le vif, alternant avec des instantanés de l’enfance (dunes, nuages, orage, blé, mer du Nord…), les italiques signalant le passage du « eux » au « je », qui se révèlent interchangeables. Car le contraire du pathos est l’empathie, incompatible avec l’assignation à résidence. « Elle monte les escaliers accrochée à mon manteau ». "Merci maîtresse d’être mon ascenseur" me répète-t-elle tous les jours ».

 

            La langue n’est pas fasciste. « C’est le contraire qui est vrai. Parce qu’elle libère l’esprit —quand on maîtrise ses règles—, la langue est persécutée par le fascisme des boutiquiers, des technocrates, des militants, des éditorialistes » (Frédéric Schiffter, Lassitudes). Aurélia Bécuwe ne dit pas autre chose : « La langue est un pouvoir ! La langue est un pouvoir ! Je ne vous demande pas d’oublier la langue que vous parlez déjà mais d’en apprendre une autre qui vous permettra de tenir tête. Aux avocats, aux médecins, aux banquiers, aux juges, aux patrons, aux contrôleurs ».

 

            Quand la narratrice écrit « J’ai perçu très tôt que j’étais née du mauvais côté du grillage », ce n’est pas acquiescement à quelque fatalité sociale mais refus d’obéir aux stéréotypes de genre et à une grand-mère qui « ne supporte pas (sa) déviance » : son « goût pour la boue, les lombrics, les voitures miniatures, pour les animaux morts ou vifs, la mécanique, les outils coupants, les allumettes, les bagarres, les gros mots, les pantalons en velours côtelé ». D’abord, l’empathie pour les animaux : « j’appuie sur le fromage des tapettes qu’elle a placées sous les meubles », et « imagine avec horreur l’impact du fil tendu par le ressort sur le ventre doux et palpitant d’une adorable souris ». Quand le déjeuner tarde, elle vole du steak haché grillé dans la gamelle du caniche de l’autre grand-mère. Elle partage. Elle est « le Noé des fourmis », escargots, oisillons, papillons. L’empathie pour les poules est impossible. Manque l’échange des regards. « Ne pouvoir anticiper leurs actions par l’examen de leur œil rond et parfaitement inexpressif me terrifie ». Mais elle sauve « les plus dignes d’intérêt » parmi les livres qui « attendaient de servir de départ du feu ». En échange, le « premier livre sur les plantes médicinales » efface ses verrues.

 

            Elle ne sauverait pas « le petit prince avec sa gentillesse et sa tyrannie de l’apprivoisement ». Ni Tom Sawyer « avec son besoin d’attachement familial ». Ni Rémi (Pourquoi « cherche-t-il sa famille » ?). Ni Mowgli  (Pourquoi « veut-il intégrer un village ? »). Ni Ulysse (Pourquoi « rentrer à la maison » ?). Sans s’écrier « familles, je vous hais » ni demander d’inscrire au fronton de l’école « entrée interdite aux parents », même quand « le père d’Amin dit à l’inspecteur que je suis raciste parce qu’une femme, ça ne parle pas comme ça à un homme », elle cultive l’émancipation par le sevrage. « J’apprends à mes élèves des techniques pour calmer les parents. "Mère, pourquoi me tancez-vous si vertement ?" est l’une de leurs phrases favorites. L’un m’assure que l’effet de surprise produit lui a laissé le temps de courir dans sa chambre et de s’enfermer ». La narratrice enfant lisant des épitaphes « À notre cher ange » ou « Parti trop tôt », se demandait « parfois si les parents ne préfèrent pas leur enfant mort ».

 

            La classe se rêve miracle de la page vierge, qui fut d’abord celui de « plonger dans le grand bassin avant tout le monde ». Le corps ouvre et fend « un vaste miroir », et tout au fond « le silence emplit les tympans ». À regret, remontée à la surface, on rejoint « l’espèce humaine et son brouhaha ». De même, les élèves se plongent dans des images de manuscrits de Flaubert projetées sur le tableau. « Ils commentent les gribouillis, les ratures, le gâchis, les repentirs ». La maîtresse leur lance : « Et vous pensez que vous, vous allez écrire un chef-d’œuvre du premier coup ? ». Enfant, elle voulait être Sherlock Holmes « en recherche d’exaltation, refusant la stagnation de son esprit, haïssant tout autant que moi l’ennui et le monde fade et creux qui l’entoure ». N’est-ce pas prendre la raison par son bon bout, comme disait Rouletabille ?

 

            Le texte libre libère. Il raconte « le suicide, le viol, (les) peurs, les intrusions nocturnes alcoolisées paternelles, les parloirs, la séparation, la mort, l’inceste. Je photocopie des extraits pour le médecin scolaire. Je brise le serment du secret. Et parfois j’apprends par hasard qu’une procédure est en cours ». Ce n’est pas délation mais assistance à personne en danger. Avant que « grâce à Dieu », comme disait Mgr Barbarin, il y ait prescription. « Devant la grille de l’école, je suis désignée comme celle qui enlève les enfants à leur mère. Je suis coupable des conclusions des enquêtes sociales parce que je les ai déclenchées ». Et que répondre à la collègue qui la « traite de fasciste » parce qu’elle intervient « dans les conflits des élèves » ? Que « la loi du plus fort ne semble pas la gêner ».

 

            Le miracle de la page vierge est celui de l’attention, de la disponibilité, du suspens. « Je cache dans mon tiroir un roman d’amour que je leur lis petit bout par petit bout. Je le connais par cœur et je sais quand il faut que je m’arrête pour leur couper le souffle (…). L’inspecteur s’inquiète de cette lecture sans exercices grammaticaux liés. Je lui réponds qu’il n’en est pas question ». Ô nouvelles et nouveaux hussard(e)s noir(e)s  (comme le drapeau) de la République, « ouvrez, ouvrez la cage aux oiseaux » !

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