BEBE RITUEL par François Huglo
Bébé numéro 2, après les numéros zéro et 1
Quinze nuances de grigris ? Juste après la question titre, « c’est quoi ton rituel ? », Nadine Agostini pose celle-ci : « Le rituel relève-t-il de superstitions ou de croyances en des entités invisibles ? ». Risquons cette réponse par une autre question : le rituel est-il un autre nom de l’habitude (synonymes : protocole, emploi du temps) ? Pourraient venir à l’appui tous les volumes de la Recherche proustienne ou seize lignes de Philippe Beck. « Je n’ai pas de rituel », dit-il d’abord, tout en avouant une « fascination pour les crayons de Barthes », avec un clin d’œil à ceux de Bourvil. Mais l’habitude n’est-elle pas à la fois vitale et mortifère ? C’est précisément sa puissance anesthésiante qui, selon Proust, peut seule, « aménageuse habile », nous rendre un logis habitable. Beck : « Comment habiter la répétition faible (le lever, le café, le rasage, etc.), qui est comme le fantôme du rituel ? ». Sans cette habitude-habitacle, nous sommes comme le narrateur proustien au réveil, aussi démunis que l’homme des cavernes. Beck : « Chaque jour est renvoyé à lui-même, à l’affaiblissement de sa pauvreté, jusqu’à une richesse désolée où se reconstituent les premiers gestes, redécouverts en leur nouveauté et leur isolement uniques ». Il faut sortir du rituel pour voir, de l’extérieur, la « solaire beauté de l’habitude, qui est la terre des refus ». C’est pris au dépourvu par une impression bouleversante, une réminiscence éclairante, que le narrateur proustien peut reconstituer ce qu’ont été les vies à Combray, à Balbec, à Venise, leurs rituels, leurs habitudes, comme s’il déroulait des bandelettes de momies.
Julien Boutonnier n’écoute peut-être pas RTL chaque matin, mais voit les trois lettres comme une image dont la légende serait « Right-T6-Left ». Ésopine Fabula revient aux questions agostiniennes : « Rituel ou coutume ? Rituel ou magie ? ». Mais il est toujours question d’habitude, cette carapace qui protège en enkystant : « la crainte s’installe si l’acte n’est pas accompli », nous laissant disponibles mais vulnérables. S’enchaînent (et nous enchaînent) donc les « tous les matins », les « chaque année et à la même date », les « le lundi » ou « les soirs de pleine lune », les « chaque seize octobre » et les « durant les périodes de grande sécheresse ». Initiatique, le rite (cet index trempé dans le champagne introduit dans la bouche du nourrisson) peut comporter des risques. Ouvroir de littérature potentielle, l’habitude fait-elle la force et la forme ? Pour Christophe Fiat, c’est celle d’un quatrain écrit chaque matin, vers 5 h, en buvant le café et en fumant la première cigarette. Pour Hortense Gautier, « la performance est une forme dévoyée/déviée du rituel, une forme hérétique ». Rituel et « contre-rituel ». En ce « processus d’initiation », une « cartographie sorcière » fait « du territoire corporel un espace d’écriture, d’action et de mutation », où le corps n’est pas « seulement un sujet mais un objet ». Des photographies témoignent des performances : « Putains, flammes et fées », « Briller plus que tous les ors de la République », « Initiation à la disparition », « Vierge noire ».
L’incipit d’Alex Grillo, « maman, j’ai peur !... », nous renvoie-t-il à la scène du coucher, où le narrateur proustien attend en vain son « viatique », le baiser maternel ? Pas de musique sans répétition, pas de pratique d’un instrument sans discipline, jusqu’au rituel du concert, où apparaît la sonate de Vinteuil. Mais c’est à Java que nous emmène Alex Grillo, pour le rituel du « jour du Prophète », qui fait communauté comme le repas chez nous (mais pas chez eux). Èric Houser « aime les rituels, les petits rituels ». Faire de la soupe en réunit « au moins deux ». Muni de son attestation portant toujours une nouvelle adresse, il part joyeux pour des courses lointaines. Le grand rituel fait des petits, des « sous-rituels » : choix des ingrédients, leur cuisson, elle-même subdivisée entre « faire revenir » et « faire cuire ». Pour Maxime H. Pascal, « la répétition de l’organisation n’est pas forcément un rituel », qui est « une stabilité en mouvement » et « soutient les écarts de temporalité (…) rituel c’est tenter de revenir d’exil ». Pour Virginie Poitrasson, « Début » de phrase est un bégaiement, en attendant qu’elle se décolle du palais, s’échappe, nous porte ailleurs. Paul Sanda invoque le « Dieu du Rituel ». Aucune « bondieuserie » dans cette « célébration pure », cette « poésie inutile », cet « invariant rédempteur », mais « quelque chose d’occulte dans le dialogue entre le tellurique et l’astral ».
Chacun des « quarante neuf rituels » de Florence Trocmé est une strophe de sept vers justifiés, plage ou pavage composant pour « pélerinages » un paysage suspendu « dans la colonne d’air de la blanche page ». Les rituels de la mer s’y fichent des tiens, délicieusement gustatifs et amicaux. Sur les marées « On en / apprend des choses dans bébé au / jourd’hui un vrai biberonnage de / petits savoirs marins ». Le rituel est aussi un bouquet avec bruyère comme celui que Victor Hugo porte à Léopoldine, mais d’autres poètes sont cités : Yves Boudier, Henri Droguet, Heather Dohollau. Nicolas Vargas distingue la superstition (« c’est pour que ça porte chance ») des rituels (les siens, « c’est pour que ça tienne »). L’habitude (« tous les matins ») coche des cases , rature, tourne à vide : « Tous les matins je fais des choses inutiles pour le moment afin que le jour où ça devient utile je puisse le faire sans désorganiser l’organisation des choses que je fais tous les matins ». Son texte, qui titille et touille l’absurde, fera l’objet d’une performance. À onze ans, Dorothée Volut « a connu une période de TOC » : comptabilité des inspirs et respirs, des mouvements de brosse sur les dents, dictée par « une partie de moi-même sans nom, sans parole, sans visage ». Plus tard, alors qu’elle croyait perdre la tête suite à un deuil, comptage des pas et respiration méthodique l’ont sauvée. La rotation de la terre n’est-elle pas obsessionnelle ? Le retour des saisons ne relève-t-il pas du rituel ? « Quotidiennement les gestes s’ensuivent et le rituel a lieu, sans crier gare, invisible », accompagnant le corps de la Nature. « Compter » ressemble alors à « écouter ». Ou à « ouvrir un cahier, pour l’écrire ».
Vital et mortifère se retournent, comme une peau de chagrin où l’habitude joue l’économie contre la dépense, le refuge contre le risque d’affrontement, la durée contre l’instant, Dédale contre Icare, Apollon contre Dionysos. Flottent les « cubes Akenaton » de Nadine Agostini où, par transparence, se superposent endroit et envers des mots « toi », « moi », « aimer ». De même, les gestes que l’écriture tient en suspens superposent folie et garde-fou.