Bibichette d’Hervé Brunaux par François Huglo
Le taulard ne fait pas le polar, les boucles d’or ne font pas le conte, mais Hervé Brunaux tient son auditoire comme un conteur, et son intrigue comme un auteur de polar. Auditoire : son texte est à lire à voix haute, comme il l’a été avec Frédéric Soumagne au festival Voix Vives à Sète, ou à voix intime, car la lecture muette n’est pas sourde, mais il n’oublie jamais la voix. Quant à l’intrigue, elle est disposée en trois parties (plus une), comme une dissertation : « Thèse : chien joyeux », « Antithèse : sloup », « Synthèse : chemise de nuit et pyjama ». Plus une « prothèse : bordel à roulettes ». C’est à lire comme on lit une pièce de théâtre, en public ou pour soi, en privé. Comme dans la tragédie classique, le fil du destin de chaque personnage porté par le narrateur se noue (il traverse une crise), les fils se croisent (les nœuds se nouent), et se dénouent, ou sont tranchés par quelque deus ex machina. Ici, la crise est comparable à une zone de virage dans une réaction chimique. Le Bien vire au Mal (Bibichette : une barbie devenant Barbe bleue) et le Mal vire au Bien (l’assassin devient Jésus, jusqu’au sacrifice). Mais le deus ex machina n’est pas très fûté, la divine providence n’étant qu’un commissaire à deux doigts de la retraite, c’est donc le Mal qui l’emporte sur le Bien, la prospérité du vice (mais ce vice est celui de la fiction) sur les infortunes de la vertu. Bref, tout rentre dans l’ordre.
Comme dans toute dissertation un avocat affronte un procureur, face à un jury et à un juge, et chaque plaidoirie fait vivre des personnages, tout en s’adressant à une audience : « Là une petite parenthèse si vous le permettez mesdames messieurs, oui il parlait comme ça le directeur, une fâcheuse tendance au lyrisme, mais respectons si vous le voulez bien la personnalité de cet homme ». L’orateur se penche un instant sur son art de la captation : « ah au fait mesdames messieurs pendant que je vous captivais de digression en digression », pour mieux revenir à son public et le secouer : « et là, alors, si vous vous dites ça n’avance pas cette histoire, c’est que vous manquez de compassion ». Ou l’attiser (teasing) : « allez abrège abrège vous dites-vous peut-être de nouveau à mon endroit, et pardi, c’est le grand choc que vous attendez, le carambolage ». Ou pour le mettre dans sa manche, en usant du « nous » : « nous sommes tous les mêmes n’est-ce pas mesdames messieurs, avouons, nous l’anticipons goulûment la scène d’épouvante ». Ou : « c’est ainsi nous aurons une histoire sans sexe, ça nous changera ça nous reposera la libido ».
L’ange a découvert que le « noyau-véritable-de-son-être » était le crime, reste à obéir à son nom, « Suite-dans-les-idées ». De même le criminel libéré suit « la nouvelle-ligne-de-conduite-de-son-être-intérieur », mais il s’appelle « Touche-à-rien ». À travers cette suite et cette ligne, deux livres entrent en concurrence. Le dictionnaire est le doudou de Bibichette : « c’était de la poésie vraie toutes ces lettres alignées, c’était devenu son doudou ». Doudou et nounou à téter : « c’était joli barbarie, c’était gourmand avec ce suave agacement de figue au bout de la langue ». Ou : « elle soupira d’aise en roulant sous son palais, en déglutissant par sa glotte et par son larynx, le joli mot d’homicide, (…) homicide ô mon Dieu pouffait-elle, toujours sensible à ses allitérations douteuses ». Pour Touche-à-rien, mieux qu’une nounou ou un doudou, la bible était « la mère de papier qui le dorlotait pour l’aider à effacer de ses sommeils tortueux la femme aimante strangulée et le grand dadais de fils révolvérisé », jusqu’au jour où il était lui-même devenu « l’Évangile de Jean », et répétait la formule « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». La psalmodie atteignait « au mystère de l’inarticulation », et « subjuguait les teigneux les sanguinaires », qui se disaient quand même « que ça sentait l’enfumage, que ça reniflait l’empapaoutage, ces Jésus leur dit, ces Jésus fit ceci », mais Touche-à-rien « savait que son pouvoir sur eux c’était de manier correctement l’harmonie ». Le Mal est une friandise littéraire, le Bien une composition musicale (Cioran disait de Bach : « Dieu lui doit beaucoup »).
Le fil du récit sort de livres, dictionnaire ou bible, les marionnettes qu’il agite. Le commissaire absurdement providentiel lui-même sort d’un conte : « commissaire Hahn ne vois-tu rien venir ». Mais n’était-ce qu’un conte, un rien jésuite, cet échange de masques, comme dans une mozartienne « folle journée » (oui, c’est plus léger que Le diable et le bon Dieu de Sartre) : un papillon noir sort de la chrysalide blanche, un papillon blanc de la chrysalide noire, l’un esthète, expert en pirouettes littéraires, l’autre psalmiste soucieux d’harmonie ? « J’ai suite dans les idées », répondra le conteur.