Bouche louche de Marius Loris par François Huglo
Le premier livre de Marius Loris ne pouvait paraître qu’entre deux Nuits debout. Il n’en est pas issu mais ses pages, rodées dans les revues (La Seiche, co-fondée par Loris, L’Intranquille, Pli, L’Assaut, Invece) et la performance, notamment dans le collectif de l’Armée Noire, procèdent du même constat de vacance et de vacuité (politique, économique, idéologique, sociale) que toutes les places de la République. Faire place nette, faire de la place, libère et allège « la Révolution : une lente opération de déglutition, un procédé vomitif », nécessaire quand la bourgeoisie digère mal après avoir « tout avalé » : « les vieux gauchistes qui n’étaient pas pauvres » et « les pauvres qui n’étaient pas gauchistes ». Charles Pennequin, dans sa préface, parle de « poèmes giclés des bouches », où lire « les petites patiences et les grandes impatiences » qui ne parlent pas « tout là-haut » mais dressent « un bilan du vivant de maintenant, un sombre bilan de la jeunesse qui crie et salope la parole ». La déglutition ne s’attarde pas sur la nausée, ni la jeunesse sur le sombre bilan. La révolte ne sombre pas. Vitale, elle porte, comme l’écrit Pennequin, « l’urgence de quelqu’un comme vous et moi, mais qui le dit ici avec son style à lui, son écriture et ses rythmes à lui ».
Le point de départ, la grande vacance autour de laquelle tournent la place nette, la table rase, la page ou la scène où refaire les jeux car rien ne va plus, c’est l’absurde : « Peut-être que les poètes ont quelque chose à faire avec l’absurde, un commerce de viande, quelque chose de bas mais de vital », lit-on dans le dernier texte du livre. Dans un autre déjà, sous le titre « une seconde pour mourir », l’absurde et la vie avaient été étroitement associées : la vie « c’est la puissance rien de plus vrai de plus absurde de plus violent de plus précieux que les mains des grands pères tenues, les coucheries veules, les discussions à n’en plus finir, les matchs de foot, les concerts de rock ». L’absurde et la violence sont la vie même, rétive à toute raison d’État, à toute raison dans l’histoire cachant son moteur sous le capot. Les idées « viennent du bide ». Le rire aussi, le grand rire chaud qui fend le bide et fait le vide. L’absurde laisse la tristesse à « cette charogne de Céline » et aux « types toujours en froid avec la vie. Les pas assez riches, les intellos frustrés, les artistes ratés. Ils se croient profonds quand ils sont tristes (…). Je veux être un rire. Même si ici tout contribue à tuer le rire. Surtout ces humoristes avec leurs sourires plaqués or sur la gueule. Et les publicités où on vend de la joie à pas cher ».
Loris esquisse une physiologie des passions : les chaudes sortent par le haut, les froides par le bas. On peut mourir de celles qui « se jettent à fond dans les hauteurs, de celles qui glissent lentement dans la grotte du pourrissement », et « tout ça c’est hydraulique » (sperme, lymphe, sang). Mais surtout, les passions tristes tuent. « Pour exister les gens ils te tabassent (…) Pour exister les gens ils te boulottent (…) leur langue qui fume elle te châtre, elle te mord, elle te hait, elle te menuise l’existence ». Ainsi « la bonne militance de la parole qui claque, celle qui vindicte », celle « où on croit aux mots militants, alors qu’on est toujours dans le même dire », parole « faite exprès pour se taire, pour ne pas dire le gargouillis de l’intérieur, la colère des vies dégommées des vies tamponnées qui devraient rester courtoises », parole « de bureaucrate », portant « l’ignoble gravité des adultes ». La culture n’est pas moins pesante, pas moins mortifère : celle des concerts, de « l’abstinence des passions élémentaires de la valse et plus personne pour danser », celle de « la littérature qui ne rue ni ne sue », celle du ciné, celle du WC : « Express-Le Point-Nouvel Obs », qui « rend le cul plus intelligent sous la plume des cultivateurs attitrés du paru-vendu », culture « du plus fort » et « du pur porc », du « prêt à penser », à collectionner, à consommer : « ce qui peste contre l’évidence ».
Mais « on ne prend pas le dessus sur le vivant. Il nous submerge. Il nous dicte l’existence. Il nous étiquette. Le vivant c’est le corps et la société ». On pense à la « police de la pensée » d’Orwell en lisant : « le contrôle, c’est pas les autres, c’est la tectonique de soi de la lamentable incurie qu’on a à se sortir des déterminismes des apprentissages ». C’est la peur. « Les gens qui ont peur ne sont plus eux-mêmes, ils sont laids, le visage de la peur est inhumain ». Le monologue d’un légionnaire récapitule les étapes d’une vie programmée : « Je comprenais très bien mon rôle. La prison m’avait tout expliqué. Le directeur d’abord. Les matons aussi. Le psy ensuite ». Il a « exécuté leur désir ». Il a « été le bon élève ». Il a été le tueur, ils l’avaient dit. « La force du gland et du poing. On m’avait appris ça. À l’école. Dans les commicos ». Le monologue d’un manager n’est pas très différent : « Être de l’avis du chef. Lui dire oui (…). Si j’obéis jusqu’au bout j’ai plus de boulot. Alors faut faire plus. Être performant. Comme au pieu. Avoir de l’endurance. Faire des pointes de vitesse. Toujours à fond. Un manager c’est ça. Un leader. Un propagateur d’enthousiasme. Un type qui bande tout le temps ». S’apparente à ces monologues « ce que rabâchent les palmes rotatives de la moissonneuse », qui « fait tomber des têtes ». Pour échapper à ses moulinets, « une poésie qui ne dit pas son nom » reste « en bas, comme les enfants », et rampe, se répand, à l’horizontale, à ras l’absurde. Parfois, ça se lit ou se regarde, s’écoute (sur Youtube) comme du Tarkos : l’énergie, la contagion, le tempo. Ça prend !