C.O.M.M.E.N.T. L.’I.D.É.E. D.’U.N. T.I.T.R.E. S.U.F.F.I.T. À. D.É.C.R.I.R.E. L.E. S.O.R.T. D.’U.N. L.I.V.R.E. C.R.E.U.X. de Philippe Jaffeux par François Huglo

Les Parutions

11 oct.
2023

C.O.M.M.E.N.T. L.’I.D.É.E. D.’U.N. T.I.T.R.E. S.U.F.F.I.T. À. D.É.C.R.I.R.E. L.E. S.O.R.T. D.’U.N. L.I.V.R.E. C.R.E.U.X. de Philippe Jaffeux par François Huglo

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C.O.M.M.E.N.T. L.’I.D.É.E. D.’U.N. T.I.T.R.E. S.U.F.F.I.T. À. D.É.C.R.I.R.E. L.E. S.O.R.T. D.’U.N. L.I.V.R.E. C.R.E.U.X. de Philippe Jaffeux

            Le titre pourrait être celui d’un chapitre de roman. « Comment un Français arrange une affaire » (Jules Verne, De la Terre à la Lune). « Comment Jean peut devenir champ » (Victor Hugo, Les misérables). « Comment aiment les filles » (Honoré de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes). Chaque livre de Philippe Jaffeux est une aventure et le nouveau chapitre d’une aventure du roman qui le traverse, se risque et nous risque dans une traversée inédite de l’alphabet, des nombres, du langage et du silence. Le « comment » résume le chapitre qu’on va lire, mais il décrit aussi le mode opératoire d’une expérience, un procédé formel, une recette ou une contrainte oulipienne : comment l’absence « créative » de chaque lettre du titre « irradiant », lui-même criblé de points, creuse le texte d’un livre dont c’est ça, « l’idée », celle d’un objet visuel où du côté gauche et « du côté droit » (cf « Le dormeur du val ») de chaque « trou », les lettres sont « rouges », sauf quand le trou blanc commence un mot, auquel cas seule la lettre qui suit rougit. « L’aventure » est celle « d’une lettre », qui inspire des mots sur lesquels trébuche « le parcours d’un accident ».

 

            Voilà pour le « comment ». Mais pourquoi ? À quelles fins ? Le texte « mutilé » le dit, qui « visualise l’angoisse d’un mot désalphabétisé ». La quatrième de couverture aussi : « Les 53 lettres d’un titre fabriquent et/ou détruisent les 53 pages d’un livre ». To be and not to be. Le titre est à la fois « vital » et « vide élastique » (plus loin qualifié d’ « incandescent », de « quantique », d’ « extatique »), « frappe d’un silence », « défaillance expérimentale ». A la fois « élan » et page blanche qui remonte à la surface, « fond indomptable » (nous rétablissons ici les deux o manquants, qui dans le livre marquent au rouge le f et le n, puis le d et le m), « contrainte orthographique » et « grâce d’un éc-art » —œuvre et « apparition du hasart ».

 

            Le livre ne raconte pas seulement l’aventure du livre, le texte ne décrit pas que lui-même. On lit, en comblant les trous des e : « Le monde se rapproche d’un vertige qui transmet la vibration d’un vide redoutable », phrase qui s’applique à la phusis, et « la situation d’une image réverbère le son d’une barbarie fluctuante », phrase qui concerne plutôt l’histoire. Le « chaos » est « ignoré de l’alphabet » comme du « cosmos ». Monde physique et monde écrit sont réversibles, « un flux de lacunes » (ici nous rétablissons les n) passe de l’un à l’autre, espace et texte se rencontrent par l’ « opération d’une transe », le « regard d’une vision ». Le « combat contre une orthographe despotique » croise « un chaos structuré par une farce cosmique », plus loin qualifiée de « potache ». La « légèreté de la matière » est « mise à nu » par « la grimace d’une lettre » qui, tous les é rétablis, « condamne et dénonce le spectacle d’un écrit littéraire ». La « sculpture d’un vide (…) saisit une vision cosmique ». Un monde prend la mesure de l’autre. Si le « livre » est « mesuré par son titre », « l’opération élémentaire d’une lettre mesure l’impact d’une particule avec la matière d’une énergie ». Clinamen toujours : la page est « inondée par une pluie d’erreurs ». Et coup de dés. Tout texte jette un « sort » dont, en celui-ci, la persécution perforatrice lui arrache « un cri irréductible à l’art d’écrire ». Le « combat » est « tragique » et « carnavalesque » —une « blague tragique ». Le « mur » des « lettres serviles » et « redondantes » est percé par une « éclaircie » et s’écroule dans « une avalanche de blancs », la « souveraineté » du livre est destituée par « le champ magnétisé d’une expérience spirituelle ».

 

            La « disparition » de la lettre e ne portait pas atteinte au sens du texte de Perec. La compréhension de celui de Jaffeux impose de combler les creux par une lecture qui interprète. « Un écrit interprété par des coquilles s’enroule autour d’un vide incorrigible ». Le texte « orthographie une interprétation graphique du vide ». Sans cette intervention, le texte imprimé serait absurde. Mais sans cette absurdité que, de prime abord, nous avons sous les yeux, sans cette fuite du sens par tous les trous du texte poinçonné comme dans la chanson, y aurait-il « aventure graphique » ? (Plus loin : « provocation graphique », « silence graphique », « contrainte picturale » : « une page mise en mouvement par la projection d’un blanc »). Y aurait-il « hallucination visuelle » ? La lettre absente, qui « s’échappe d’un mot », est présente comme « éclat d’une pratique spirituelle », qu’elle réfléchit et qui la sacrifie. « Une pensée prend la forme d’une sensation ». Et « le monde d’un chant parle à un silence qui donne un sens au vide ».

 

            Ici, « l’écume d’une page » est embarquée « sur des mots naufragés », là « une lettre » est « échouée sur l’épave d’une page ». La catastrophe peut être un séisme, quand « la réplique d’une mystique préhistorique critique la thématique d’une supplique romantique » (mais la « réplique » peut aussi prendre un sens théâtral). Plus loin : « Une page déformée par une image traque l’empreinte d’une ambiance préhistorique ». Préhistoire ou enfance : « Des mots observés par des enfants se mélangent avec une page qui se mesure à son fond ». La « mystique » est dite « scientifique » : celle d’une « poétique quantique » qui « critique une stylistique académique », s’évade « d’une grille de lecture aliénante ». La « liberté » est « incompréhensible », son « geste » est « situationniste » : détournement de mots par « un titre à la dérive », dont les lettres « paginent un livre qui révèle l’usage d’un sens déroutant ». Improvisation. Transe. Free jazz avec « note blanche » plutôt que bleue. « Chaos musical ». « Joie irresponsable », « attirail d’illuminations incorrigibles », « déroute d’une pensée », « désastre radieux », « danses d’une aberration », « anomalie funk », « dérèglement élémentaire d’un jeu d’enfant », « fiasco paradoxal », « dynamique aporétique d’une éthique cubique » qui « astique une éthique antipoétique », « rencontre entre une page et une lettre », « échange entre une lettre et le vide », « fuite extatique », « expansion d’un vide scandaleux », « vision tourbillonnante », « âme d’une disparition », « joie qui se réalise dans une mélancolie transformée » : quels livres, mieux que ceux de Jaffeux, font ce qu’ils disent et disent ce qu’ils font ?

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