Campagne de Fidel Anthelme X par François Huglo
Cela s’ouvre comme un calendrier, format paysage. Le découpage en mois et en jours correspond à un travail collectif mené de décembre 2016 à juin 2017 dans l’arrière-boutique de la librairie associative Transit à Marseille. Colas Baillieul, Catherine Barles, Hadrien Bels, Alain Castan, Dominique Cerf, Frédérique Guétat-Liviani, Sarah Kéryna, Michel Maury, Muriel Modr, ont capté quotidiennement « les propos à demi-voix, les hurlements, l’ordurier, le sentencieux, le diffamatoire, le bienveillant, les programmes des écolos, des fachos, des soumis, des insoumis, la guerre des mots, les batailles de clochers, les expéditions en territoire hostile, les offensives, les prospections, la propagande ». Capteurs actifs : « l’entendu n’est pas séparé du perçu ». Collecter n’est pas ratisser. Mémoire et sensibilité opéraient un premier tri. Chaque mois, le collectif se retrouvait pour partager, discuter, découper, monter, afin de témoigner. « Car nous refusons la noyade dans le flot de discours, d’images, de meetings, de tracts, qui nous entraînent dans la confusion ». L’enthousiasme du 10 mai 1981 et les « déceptions qui s’ensuivirent », les rassemblements entre les deux tours en 2002 et « l’espoir d’une fraternité, vite égarée », ont laissé place, cette fois, à « la sensation d’un irréparable amuïssement ». Ce mot désigne l’atténuation ou la disparition de syllabes, généralement les plus éloignées de l’accent tonique, mais pas nécessairement une progression du mutisme. La matière première prélevée par chaque acteur du livre est elle-même une matière active. Les antennes du capteur témoignent des vibrations de celles du capté. Chacun est à la fois émetteur et récepteur. « La vie est la farce à mener par tous », écrivait Rimbaud. La formule de Lacan « L’inconscient, c’est la politique » disait-elle autre chose ?
En face du nom de chaque mois, Colas Baillieul a dessiné des « Pelotes de réjection » à partir « des slogans déversés par les médias durant les mois de la campagne ». Ou boulettes de déjections que les bousiers façonnent en les poussant ? Chaque être parlant mâche, avale, digère, excrète. Nous sommes tous des médias recyclés et recycleurs. Prélevé le 12 janvier dans un journal gratuit : « Les excréments du rhinocéros lui servent d’outil social. Les scientifiques suggèrent qu’ils se servent de leurs déjections comme de réseaux sociaux ». Chez les humains, l’inverse existe aussi.
Ce qui s’est enroulé en tête de chaque mois, pour l’illustrer d’un calligramme solaire, défile verticalement de page en page à droite, sur une bande grise : « antisystème – cliver – personnalité clivante – plutôt sympathique – le retour des mocassins à glands » — Rappelons ici le titre de la première de Charlie hebdo le 30 novembre 2016 : « Les réacs ont choisi … leur mocassin à glands », ceux-ci remplaçant les sourcils de Fillon sur le dessin de Juin— « fake news – post-vérité – caricature – voter pour évacuer – faits alternatifs – emploi fictif – populisme – blanchir – réhabiliter – gauche utopique – gauches irréconciliables – s’en laver les mains – monté en épingle – attaché parlementaire – Pénélope gate – méchantes officines – lynchage médiatique – (…) ». Cette bande restitue à la fois un déroulement chronologique et un enroulement dans les consciences. En nous replongeant dans le flux, le livre interroge sur ce qu’il charrie.
Horizontalement, les répliques isolées ou dialoguées sont toujours précédées de la mention, en italiques, du lieu et du personnage : plombier, facteur, Laurent Bon dans un journal, Patrick Jean-Baptiste à la radio, Amjad Etry, poète syrien réfugié à Marseille, gens rencontrés sur le marché, à la terrasse d’un café, dans une manif. Chacun pousse, comme on dit « sa chansonnette », sa boulette qui, même puante, ne l’écrase pas. Nul ne se confond avec l’événement auquel il participe, le personnage qu’il joue, la brève de comptoir qui lui échappe, la ritournelle qu’il reprend. Traitement collectif d’un phénomène collectif, ce livre en décolle, en dépoisse, libère ces organes de la lecture que le bain politico-médiatique risque d’engourdir, de paralyser. Une auxiliaire de vie à domicile : « La politique ne m’intéresse pas, je préfère lire. Je lis Proust en ce moment, avant je n’aimais pas Proust mais grâce à vous je l’aime. Beaucoup n’aiment pas Proust car ils ne savent pas le lire ». Une jeune fille : « C’est drôle comme j’ai aimé le lire ce livre-là. D’habitude ça me gonfle de lire mais là j’ai lu d’un coup jusqu’à la page 88. Je vais aller au théâtre voir la pièce je suis trop contente. Rhinocéros ça me plaît, c’est la vie, c’est ce qu’on vit, la même chose, vraiment ».