capitale de la pluie de Jean-François Bory par François Huglo
La pluie, capitale de la couleur. Sous le calligramme d’Apollinaire en exergue, cette légende : « Manaus ou Manaos en français / est la capitale de l’état de / l’Amazonie au Brésil ». Le calligramme (« il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes même dans le souvenir… ») inscrit les mots à la verticale, en vers parallèles. Dans la légende, ils s’inscrivent en trois lignes (vers ?) parallèles mais à l’horizontale. Prolongeant le calligramme, le poème qui suit confiera la verticale à des lignes parallèles, droites ou sinusoïdales, pointillées ou non, plus ou moins fines, serrées, grises, noires ou blanches sur fond clair ou brumeux, « bruine épaisse à la limite de la pluie, mais pas encore la pluie ». L’horizontale est confiée au récit, dialogué, en lignes parallèles pointillées par les tirets, les points de suspension, et autres signes de ponctuation. La chaîne syntaxique croise une trame non verbale où les points d’exclamation prennent une valeur picturale. Horizontalement et verticalement, ils dessinent les gouttes d’eau qui rebondissent en touchant le sol. L’horizontale, c’est encore l’Amazone, et la verticale les pilotis, « là où les Solimoes, limoneux, et le Rio Négro dont les eaux sont plus noires, se rejoignent ». Progressivement, la couleur traverse la pluie, prend la page.
Ce qui ne va pas, dans la bande dessinée, ce sont les cases qui enferment dessins et récits. La poésie visuelle leur impose, elle aussi, cadre de la page et format du livre, mais plus souplement, plus librement, comme un cinéaste monte plans et séquences. La BD de Fred tend à la poésie visuelle, la poésie visuelle de Bory tend à la BD, sans cases ni bandes mais avec des plans et séquences de couleurs et d’accords de couleurs : vert et noir ou blanc, et toute la gamme du bleu à l’indigo, du rouge au rose. La pluie ne livre pas Manaus au fond « gris et sale » avec lequel la capitale semblait se confondre. « Quand Mariette / a les cheveux mouillés, / elle est encore plus belle. J’adore ça ». D’autant plus belle qu’elle parle « sabirenglish » et cultive « un goût pimenté du voyage ». Le rideau de pluie se lève quand le narrateur déplie le papier qui entoure le sucre servi avec son café. Le rideau de drap se lève un peu sur Mariette, mais dans « la nuit, la solitude et l’ennui », seul devient « linceul ascendant », traverse le silence (très Fred aussi, cette théâtralité : rideau, coulisses, double fond) pour entendre « le rire des gouttes de pluie », voir nidifier leurs troupes de g à « l’angle des gouttières de granit », des « gigantesques » (saut de page) « corniches moussues du temple central de l’Incas ».
Un temple nominaliste : « il « s’appelait / pluie parce qu’il ne pouvait avoir d’autre nom ». Inscrit dans son nom comme l’icône de la mappemOnde dans son O. La « grande pyramide à degrés » est presque enfouie « sous la végétation » des lettres en arabesques, sous « l’incroyable obscénité des plantes » où copulent des insectes obsessionnels, dans l’ « insécurité absolue de tout ». Tel Olrik ou Mandrake, surgit Marinetti (dessin de sa tête), écartant un rideau de lianes. Il demande : « vous n’êtes pas avec guillaume ? » (surgit, pipe en bouche, la tête d’Apollinaire). Parmi ceux qui entourent Marinetti, derrière Carl Aderhold et Tristan Ranx, Ezra (dessin de la tête de Pound). Et revoilà le sucre du café, mais accompagné de cocaïne et d’armes, le tout à débarquer de pirogues. Ainsi vogue le rêve. Au réveil, le bruit de la pirogue s’avère être celui d’une conduite d’eau. Sortir ? Pour quelles emplettes ? Impers en caoutchouc d’Amazonie, ou bouteilles d’eau ? Le récit s’amuse, les lettres tambourinent les pages. « Étais-je vraiment à Manaus ? Étais-je vraiment allé à Manaus ? ». Cendrars n’a peut-être pas pris le Transsibérien, mais ses lecteurs si, grâce à son livre. « À Manaus l’important n’est pas pour aller, mais d’y être ». De faire goûter (et goutter) « différentes sortes de pluies plutôt qu’un exotisme de pacotille ».
Encore un rideau, celui qui se lève puis tombe sur le Sganarelle du Dom Juan de Molière, sur ordre de la ministre Roselyne Bachelot, dès qu’il prononce le mot « tabac », que la droite veut traduire par « jogging » et la gauche par « civisme ». Pour revenir en France, il faudra prouver à un autre ministre, Besson, qu’on est un bon français pour obtenir un passeport. Déprime à la Zweig peu avant son suicide. Pas à cause de la pluie, mais du « peu de la vie ». Clin d’œil typographique du titre de la revue l’Humidité à celui du quotidien l’Humanité (chez Bory, la déprime n’est jamais bien loin de la facétie. Appelons cette proximité : humour). Les temps se mêlent. « Le temps devient la nuit. Ni images ni pensée ne se forment plus dans l’esprit. Tout devient hors de portée. Il n’y a plus que la pluie. Le monde devient absence. La pluie tombe. La terre est informe et vide. Il n’y a plus d’humidité, il n’y a plus de pluie. Tout devient abîme ». Et les phrases, mots, lettres, qui s’agitent au-dessus de cette histoire, « planent sur cet abîme ». Nicolas Bouvier l’affirmait en quatrième de couverture : « un voyage c’est comme un naufrage et ceux dont le voyage n’a jamais coulé ne sauront jamais le goût même de l’eau ».
Cézanne : « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central ». Plus près de Merz et de Schwitters —Poésure et peintrie— Bory traite la nature, et nous en elle, par le livre, la page, la lettre, l’icône, la couleur, le tout en pluie (prismatique) d’atomes. Et nous en elle, en voyage.