[carnets de murs] d'Emmanuèle Jawad par François Huglo
L’œil qui lit saisit des segments, puis les assemble. Du mot « fixe », il peut faire un adjectif s’il s’arrête aux trois premiers mots : « le plan fixe ». Poursuivant un peu plus loin, il en fait un verbe : « le plan fixe la durée ». Voilà qui définit toute mise en page, tout montage de textes, photos, dessins. Et toute définition. Quelques mots de plus précisent le cadrage : il s’agit de photos (de diaphragme) : « le plan fixe la durée au fur clair de l’ouverture l’image ». De cinéma, de vidéo ? L’ajout de « sonorisée » le suggère. Mais intervient la « distance du texte à l’image », et sa mesure, nous aiguillant vers le traitement de texte : « les ajustements règlent les écarts du texte un agencement de mesures les réglages écartent encore les distances ». Paradoxalement, des crochets qui rappellent ceux du titre mais ne sont pas fermés (le seront-ils plus tard ?) élargissent le champ : «[par la loi le contrôle tous les flux ». Se vérifie ainsi dès le premier texte, dès les premiers mots, ce qu’annonçait la 4ème de couverture : ceci « n’est pas un tract. Ni un texte documentaire », mais « une forme poétique traversée par la question politique ».
Les textes, numérotés ou non (comme une série photographique), alternent avec des listes de frontières précédées par leur date, à commencer par « 1998 Ceuta Melilla Espagne / Maroc », puis suivies par leur longueur : « 1953 Corée du Sud / Corée du Nord 248 km », frontières dans le temps et dans l’espace, dans l’histoire et dans la géographie, dont la liste s’allonge progressivement et soudain envahit la page et en déborde (pp 32-33-34). La multiplication et le renforcement des frontières ne mesure, en effet, que leur échec. La photographie compose avec les flux, quand elle se sait « photographie d’un mouvement (…) annexion du blanc (…) condensation optique d’une mémoire ». Et « un neutre radical » (« comme à la radio », suggérerait Brigitte Fontaine), « une torsion plate » (l’espace tordu pour être réduit à deux dimensions afin de s’en échapper, c’est toute l’histoire de la peinture !). « Une forme photographique » est « une situation sécuritaire ». Un cadre : « il est interdit de sortir il est interdit d’entrer ».
Les mots « d’avant l’écriture » au début d’un texte peuvent nous rappeler que l’agriculture, la sédentarité, le calcul, l’écriture, ont, dès le néolithique, partie liée, tentatives de canaliser « flux de marchandises » et « flux de personnes » bien avant les drones, checkpoints, caméras à infrarouge et identification biométrique (capables de « déceler un mouvement à 18 kilomètres de distance un véhicule à 36 kilomètres »). La « chambre photographique » fixe la vision de « la terrasse blanche d’Avant le mur à Tanger ». Le découpage cinématographique, « la caméra fixe un personnage en hors-champ plans larges véhicules traversent le champ », devient géopolitique : « stratégie mise en place pour la surveillance de la frontière la fermeture des passages traditionnels le déplacement des points de passage ».
Mais le récit franchit le découpage. Le cinéaste assemble les plans, le lecteur et le héros de BD enjambent les planches, et « carte main feutre » (de migrant ? de voyageur ? de stratège ?) dessine « sur une carte politique du monde les itinéraires », avec « points de franchissement » : toute une « contre-cartographie ». Cartes postales, tampons encreurs, procédures légales : toute une « écriture plastique de l’exil ».
Sans oublier la matérialité photographique (« déclencheur à retardement », « sels noir & blanc », « sur la pellicule le n° gratté en blanc dans l’angle » qui « arrête le film »), Emmanuèle Jawad interroge sur sa fonction. Il y a de la répétition mortifère dans les clichés publicitaires ou autres : « une labellisation maximum du bonheur où le bonheur, à force de se répéter, disparaît pour toujours » (les fous de Trenet chantonneront ici : « le bonheur ne passe qu’une fois »). Pub ou méthode Coué, un mur est édifié par la répétition sur une page des mots « plus il est haut plus il génère de la valeur ». Il : le premier de cordée ? Le mur de l’argent ? L’offre tenant la dragée haute (ou le hochet) à la demande ?
La photo déplace un corps plongé dans un liquide, et que ce bain révèle : « s’ancrent dans les récipients photographiques un cours d’eau à circulation contraire un corps optique bain triple de développement dans le mouvement des bassins 1 torse fonce à taille froide l’inclusion force le courant s’y enfonce et niveau d’épaule la photographie noie le visage les yeux les épaules ». En montent « des récits ».
Le crochet qui se ferme page 39 dans le titre « une contre ] cartographie » répond-il à celui qui s’ouvrait page 7 ? Retenons surtout le corps à corps, corps à graff, corps à mur, de cette contre-cartographie : « le corps sature de graffs au mur confond le corps le mur avec le corps graff des idéogrammes rouges sur gris uniforme ». Le texte de Jawad explore les tensions entre les flux et ce qui les contrôle, les contient, les obstrue : « les déplacements n’ont pas lieu la durée en restreint les possibilités à force et disperse les sensations ». La caméra « contrôle devant de côté », elle « obstrue contre mains dos groupes » dont l’accumulation « provoque l’anonymat ». Tension entre les « actions de rues » pour « faire bouger les lignes » et les « centres administratifs », leurs « écritures inaudibles ». On « finance », on « garantit », on « localise et vérifie la mobilité les identités ». Puis on compte. Moins les hommes que les marchandises : « on évalue les produits finis ». Comme extrait d’un catalogue : « cylindre porté par pan d’acier [gris clair] béton surmonté d’1 cylindre d’acier barbelés portés par grille oblique barrière à claire-voie [des résidences des forces spéciales] ». Qui, on ? Identitaires et communautaristes de tout poil ? Pouvoirs politiques, économiques ? Flux financiers (autre contre-cartographie) ? Emmanuèle Jawad décrit à la fois une table de montage (qui pourrait être aussi la table de mixage d’un studio) : « un empilement une stratification un mécanisme des allers-retours dans le cadre », et le monde où nous vivons : « ON HABITE LA FRONTIÈRE [seuils zones d’attente entre-deux] ». Mais « la frontière n’est pas le mur ». Une peau, plutôt : tendue, sensible, vulnérable et résistante, zone d’échanges. Petite, aussi petite que le corps. Une pellicule.
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[carnets de murs]complète la trilogie commencée avec Faire le mur(2015)et En vigilance extérieure(2016)