Casse-tête d’Anne-Marie Jeanjean par François Huglo
L’ « écriture visuelle » d’Anne-Marie Jeanjean est une « écriture politique », celle qu’Orwell considérait « comme un art ». La « danse de la lettre et de la langue » s’imprime, s’expose, s’affiche, devient « poème-tracts », prend forme de calligrammes et de comptines, répliques aux ritournelles polluantes et mortifères. La collection Les Oublies des éditions Plaine page en propose un choix, petit pense-bête contre la bêtise.
La ronde des mensonges « sur les décombres de la pensée » est genrée, afin que les petites filles restent « idiotes et bien gentilles », les petits garçons « brutes et cornichons ». Le genre comme aliénation : suis-je « Marionnette à papa / ou d’maman la peccadille » ? Ne sachant répondre, la petite Bégonia se suicide comme la petite sirène chère à Éric Villeneuve dans sa récente publication voisine, Quelle histoire nous précède se fait trancher la langue et la queue. Enfance aliénée, division du travail : un garçon « trie / dans l’océan d’une décharge », une fille « trime / esclave à tout faire ». Enfance précaire, qui « joue son va-tout sur des rafiots de fortune / (…) / ou meurt sous les balles ou le couteau ». À la valeur nulle des larmes s’oppose la forte valeur ajoutée des « armes / de plus en plus sophistiquées ».
Des « gadgets super intelligents » dans une société « stupide », non seulement c’est « possible » mais c’est nécessaire, logique : on délègue son intelligence pour éviter de s’en servir. Les objets deviennent des think tanks, des cabinets d’études. La vue, l’ouïe, le désir, sont également délégués. Inutile de « percevoir : comprendre tout près de soi / Jeunes adultes aveugles et sourds / Femmes-latex et robots parleront d’amour ». La vie elle-même est déléguée, engloutie « dans la fascination », la « sidération d’un instant », au bout de mains « gelées pour le / spectateur de la mort ». Séries télé et DVD donnent le choix du « mirage pour têtes creuses » : comment « gagner gagner beaucoup beaucoup / d’argent (…) / la drogue ? Les armes ? Pas de souci ». Le Captagon produira « des marionnettes à tuer ».
« Homo praedator », est-ce le « vrai nom » d’ « Homo Sapiens » ? Malgré toutes les rondes dans lesquelles il nous entraîne, le monde « ne tournera jamais rond ». Mais un pas de côté, et nous voilà dans « la rue Lucie Delarue-Mardrus », entre funambule et bulles de musique ou sorties des doigts du jongleur. Nous découvrons ses petits métiers : « le marchand d’huile de coude / le croqueur de cauchemars / la grippeuse d’avares / le prêteur de minutes / le tisseur de songes (sur mesure) / (…) / le mangeur de fétiches / la gribouilleuse d’orgueil ». La « froisseuse de certitudes » a partie liée avec « l’aiguiseur de langue ». Sans doute faiseurs de livres, « le plieur de (petites) mélancolies » travaille avec « la gratteuse de jalousies ». Un « chat dilettante érudit » rencontre un « sanglier en talons vernis ». On accourt ! Mais où ? « c’est près du pont suspendu / où galopent tous les pas perdus ». Et où Le Cri de Munch vire à l’éclat de rire.