Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco par René Noël
Passe logique
Il y a, Ilya, prénom, au bois il y a, l'il y a des philosophes, l'enthousiasme des arrivés du dernier vent d'est, de l'œil au doigt, le c'est ça ! de Cesare Pavese, le tracé, la mesure, se nourrit de prose et de poésie. Une naïveté qui de prime abord ne voit le trait, javelot, jamais en retrait, mesure arbitraire reportée, répétée, mais incarnation d'une évidence, d'une loi du langage et du faire humains. Prose et poésie aux yeux de l'écrivain font cause commune. Bonne et belle théorie contre les us et coutumes qui veulent, qu'à peine écrite, la lettre du poème ou du conte gèle sur pied. ENDYMION Et dans le sommeil t'arrive-t-il d'écouter - à toi qui vas par les routes - le bruissement du vent, et les oiseaux, les étangs, le bourdonnement, la voix de l'eau ? Ne te semble-t-il pas, en dormant, que tu n'es jamais seul ? (p. 52) Pavese est cet écolier que Villon apostrophe si j'eusse étudié, sans regrets, confiant, la distance de l'œil à la main, mesure du monde une fois entre mille et plus, tombe juste. Chance des débutants qui échappe à l'adolescence bannie dès qu'un tiers admiratif pose la question du comment il a réalisé ce prodige de faire, de produire un pont fait de mots de prose et de poésie.
Pavese écrit Dialogues avec Leuco entre décembre 1945 et mars 1947, Et qu'est-ce que le souvenir sinon une passion répétée ? Comprends-moi bien. (p. 223) Mnémosyne parle à Hésiode. Vivre, n'est-ce pas prendre position hors du disque constellé de prévisions ? Orphée à tout moment, possible aussi bien que toutes les actions autres, la poésie et la prose sont deux mondes singuliers que Cesare Pavese pratique, mis en rapport, insolés, de la même façon que dans certains films de Bergman, l'obscurité, l'intimité d'un intérieur, d'émotions - ainsi dans L'œil du diable, comédie, la fille du pasteur devient mélancolique, songeuse prête à se rallier à Don Juan quand un coup de klaxon de son fiancé suffit à inonder son visage d'une joie spontanée, adolescente, irrésistible, qui laisse sur place son séducteur stupéfait de ce changement d'humeur imprévisible - le journal, Le Métier de vivre (1952), censé médiatiser les mondes, nervure centrale des bateaux, pondérer, comparer, s'avère peu fiable si le but de l'écrivain Pavese reste cette tentative de vivre les accords, les formes justes, non pas de les justifier par serments d'intérêts réciproques élargissant les arbitraires, mais de vivre en justice les rencontres de la prose et de la poésie, aussi vitales que les fonds de société, les façons d'unir les hommes et les femmes, les cellules familiales, le sont aux yeux de tout utopiste conséquent.
L'actuel, matière du mythe, manifeste les éclats de vie lus à la lumière de l'histoire et de l'étendue, cadre bucolique extrait des trahisons historiques où Pavese écrit les constances qui aussi bien que les plasticiens articulant de nouvelles proximités de tons de couleurs en mouvement, figure les spontanéités des dialogues d'âmes entre les humains, les demi-dieux et les dieux, donne une vision de l'ici faite de continu inattendu, accouche de profondeurs immédiates. Héraclès parle à brûle-pourpoint à Lityersès, Mais il doit y avoir sur cette plaine quelqu'un qui s'est nourri, en remontant ses pères un à un, de tous les sucs des saisons, et qui est si riche, si fort et de sang si généreux qu'il puisse suffire une fois pour toutes à refaire la terre des saisons passées ? (p. 123) que Le Caravage aurait pu peindre d'un éclat solaire matinal sur la peau, baromètre des distances, des intervalles.
Le bégaiement de Pavese ne vient-il pas de ces contrariétés devenues si vite œillères et mutismes hostiles à mesure que les malentendus dégénèrent en fins de non-recevoir ? La question portant non sur la compréhension, mais sur la logique qui permet à un débutant dans la vie d'être pertinent, sidère, paralyse bien souvent celui qui est engagé dans l'action, la réalisation de l'art. Sa réponse souvent l'interdit lui-même. Soit il perd le fil du continu et du discontinu, ne voit plus que des ressemblances qui excluent les singularités, ou alors un chaos fait de caractères ennemis que seul le sauf-qui-peut ordonne. Pavese écrit alors ces dialogues aussi naïf et entier qu'Osiris qui se réveille séparé, sans jambes, sans bras et analyse la conjoncture. Pavese travaille la passe logique où poésie et prose déposent les boucles, les cercles, criques, bases orphelines des danses de l'esprit et du corps, réduites à leurs répétitions accélérées. Il y touche avec la plus grande précision possible, le montage de ses dialogues longuement mûri ainsi que la traductrice l'indique dans sa postface, fait de ce livre un objet poétique et de son auteur un poète à part entière.