Charles Péguy dans nos lignes de Charles Pennequin par François Huglo
Pennequin serait-il la preuve de Péguy ? Pas la seule, mais une preuve, bien vivante, que ça marche, « dans nos lignes », où « une arme » peut dire « plus fort et plus loin que toutes les paroles réunies » ? Cette conclusion du paragraphe imprimé en 4ème de couverture peut paraître relever de ce terrorisme dont Pennequin accuse implicitement la modernité quand il lui oppose la parole. Mais d’autres ne le traiteraient-ils pas lui-même de moderne, et de terroristes les résistants ? N’écrit-il pas, plus loin, « ce sont bien les modernes qui ont ravivé l’ancienne forme » ? Le noir est-il toujours plus moderne que le vert et le bleu ? « Car à l’époque de Péguy, on pouvait encore penser comme un arbre », écrit Pennequin, mais peut-on penser autrement ? Comment ne pas être « un arbre qui pousse et qui pense » dans un corps et dans une langue (ou plusieurs) ? « Tout est à l’horizontal dans la pensée d’aujourd’hui » : regret du transcendant, du sacré ? « Ça ne bouge plus guère. Ou alors ça veut bouger, mais pour montrer ses différences ». Montaigne ne les a-t-il pas, voilà plus de quatre siècles, préférées aux similitudes ?
Le lecteur se rebiffe, une envie de ferrailler lui vient, le tient en éveil, et pourtant Charles P. (Péguy ou Pennequin) ne se dresse pas en face de lui, mais en lui, dans un même nous. « Tantôt on le traiterait de réactionnaire, tantôt on le prendrait pour un progressiste. Que de pauvres mots nous couvrent aujourd’hui ». S’il est obligatoire, le sens de l’histoire ne laisse le choix qu’entre la marche avant du progrès et la marche arrière de la réaction, mais s’il ne l’est pas ? Le pas de côté devient possible. Les cathos ne sont pas tous fachos, les socialistes pas tous… socialistes. « Pauvres mots » en effet, si usés, si vides ! « Nous, les soi-disant modernes »… Péguy l’ « antédiluvien » ne l’est-il pas plus que nous, haï par les socialistes parce qu’il était catholique et par les catholiques parce qu’il était socialiste, par les deux camps parce qu’il avait bondi à côté de leur alternative complice, truquée, piégée ? « Il était trop croyant » et « trop mystique » pour n’être pas relégué, aujourd’hui encore, parmi les « intégristes », les « ignorants », les « ultramoralistes », alors que le rythme et l’arborescence de sa phrase, sa vigueur pugnace, font de ce lecteur de Bergson et d’Hugo « un penseur parmi les poètes ».
Au fil de la lecture, l’empathie balaie les réticences. Le il et le nous se confondent : « Qu’aurait-il à partager avec ces politiques affairistes ? Les hommes de gauche ? La soi-disant gauche ? ». Oui, qu’avons-nous à partager avec eux ? Et d’abord, sont-ils des partageux ?
Plaidoyer passionné, jamais neutre, ce texte est provocateur dans le sens où il provoque une rencontre entre Péguy et son lecteur, entre son époque et la nôtre, bien que Pennequin les oppose parfois. Certes, Péguy, aujourd’hui, « serait bien malheureux », mais fut-il toujours heureux ? « Notre temps trempé de tromperie »… le sien ne l’était-il pas ? « Nous ne sommes pas prêts à tout perdre ». S’offrait-on à Joffre de gaîté de cœur ? Quant à l’illusion de la croissance, nous la perdrons de gré ou de force. « Nous avons tant été élevés au-dessus. Au-dessus du panier de la nature. Au-dessus du panier du vivant ». Comment ne pas entendre l’invitation de Pennequin à courir avec Péguy, « tête nue et innocent de tout » ? Ni au-dessus du panier-nature, ni au-dessus du troupeau-peuple ? Car ce panier, ce troupeau, n’ont pas de dehors. Immanence de Péguy ? Oui, au sens que prendrait ce mot s’il avait pour racine le mot « main ». Car Péguy pense « avec cette sorte de main qui sent la philosophie arriver », main « oubliée de toute la manne philosophique », sauf par Gilles Deleuze. Et Dieu dans tout ça ? Pennequin nous dit que Péguy était travaillé par l’éternel. « Je suis éternel tant que je ne meurs pas, c’est tout ». On dirait Épicure, Lucrèce ou Rosset ! « La puissance de Péguy rejoint celle de Nietzsche », écrit Pennequin. Mystique peut-être, mais pas fou de Dieu : « Il n’était pas fou Péguy. Il était vrai ».
Ni en avant, ni en arrière, ni au-dessus, mais à côté, aujourd’hui encore, de « la diplomatie des écrivains, des journalistes » et « des hommes politiques ». À côté du « débat qui sentait la merde », auquel Céline a « collaboré ». Le rire « bienveillant » et la « mystique coup de poing » étaient —restent— à côté de « la langue bourgeoise, qui embourgeoise tout ce qu’elle touche, c’est-à-dire tout ce qu’elle prononce, tout ce à quoi ou à qui elle s’adresse ». À côté d’une « modernité toujours sur le devant de la parole comme pour l’interdire ». À côté du mot, de l’idée, qui deviennent bruit, Péguy bondit, et chante. Comme les oiseaux de Garnier « chantent l’éternité » ? Il y a de ça. « Petit bégaiement qui rigole » et « souffle symphonique ». Ni « symphonie pastorale » ni « curé qui parle », mais « la bonhommie élevée au rang de symphonie ». Même Dieu s’y laisse prendre, « sous la parlotte ». Même Dieu prend, chez Péguy, « un accent à couper au couteau », celui d’une bonne femme qui cuit et recuit la pensée au four du sentiment et de l’intuition.
Et si Péguy revenait ? Mais il revient par ce livre. Il revient sur le charnier du peuple et de la politique, avec « nous les fauchés de l’histoire ». Embourbé dans la même tranchée ? La même attente ? Les mêmes promesses ? Il se lève. Si ce n’est lui, ça lui ressemble. Il bondit, mais pas vers les urnes. Il ne donnera pas sa voix mais la reprendra, avec l’outil et la main confisqués. Il n’attendra pas les lendemains pour chanter.