Chino au jardin de Christian Prigent par François Huglo
Colette, Prigent, certes ça fait deux. Apparemment, tout les oppose. Elle, il, ne cultivent pas le même jardin à la même époque. Mais il, elle, mangent le monde à pleines dents, à pleine langue, en ouvrent grand le goût et l’appétit. Thélème partout, comme on disait des soviets ! « Cy n’entrez pas hypocrites, bigots… ».
Le jardin de Sido est le nombril du monde, à l’intersection des quatre vents. Lien entre la Terre et la mère, il transmet leur enseignement. Le premier chapitre de Chino au jardin a pour titre « Chino au jardin de son père ». Première phrase : « La sueur de mon père émane du jardin et réciproquement ». Sueur du front d’Adam chassé d’Eden, dont la mère de Colette aurait gardé les clés ? Calmons nous. Sido, nourrie au grain des lumières, peut rejoindre le papa de Chino aux confins du jardin et de la bibliothèque où « d’autres sueurs » sont « prêtes à monter des coins où sont sur des étagères des mondes entiers à respirer dans l’ombre ». Dans les années 50-60, Colette deviendra la providence des instituteurs, l’auteur par excellence de dictées où jardiner sa langue, celle de « tous les enfants nés en France », dit la chanson, mais pas seulement. Et Chino ? « C’est qu’à l’école, d’abord, ça sent super-bon » pour l’enfant qui lui-même sent comme la poussière « expirée jusqu’à ses genoux (…) l’herbe, la terre, le gravat, l’écrasé de bave d’escargot, crottin et poil de chat ». C’est du Colette dans le texte, celui de Prigent. Chino à l’école n’est pas Claudine à l’école, mais quand même…
Quand même. Si les dictées signées Colette ont cristallisé pour quelques générations les voluptueux labeurs de la prose, Prigent déborde en vers à tire-larigot. C’est cantabile sans modération, de la gwerz de l’enfant mangé (par les postiers dont il a, d’un shoot, brisé la vitre) à la chanson édifiante de Jean Courtay, avec coups de cuiller à la bouteille (« Vive l’armée d’Indo ! »), du chœur à la croix de bois des oiseleurs enfants à l’hymne au chou aussi rond que la terre et que Tonton Pierre, du récit où le feu « pour faire cuire les patates » brûle la chemise du pompier à l’histoire, chantée à Noël par cousin Hervé, de son grand-père qui, « eu » par un obus, « s’a foutu dans l’puits » après avoir « fait crac-crac ». Moralité ( ?) : « Si j’a naqui ça fut ric-rac ». De brefs couplets maudissent les perches à selfies (« bientôt chacun son drone / pour se scruter l’neurone : / never alone ! »), l’air « tout emmerdé » tueur d’abeille et de piaf, la poésie (« merde pour ce mot ! »), le ciel, ma mère : « Ah que le temps nous fait amers ! ». Cela rappelle une chanson rimbaldienne. Ceci aussi : « de goût n’en aie guère / que pour la poussière la glaire / la larme la morve et la bave ». Chino fredonne « la gwerz d’époque d’Yvette que chantait Soazic ». Yvette étranglée « pour que cafter elle aille pas » que « Tous les tontons ont fait tontaine / Dans l’eau de sa petite fontaine ». Un blues pour « voix, piano, maracas, grelots » regrette « les canassons / d’avant Massey & Ferguson ». Quand il ne chante pas, le texte Chino dialogue. Ses voix vertement s’expliquent en un Guignol ubuesque. Dans sa cuisine, Denise Courtay parodie Racine. Son Jean s’éveille : « Oui, c’est Agamemnon, c’est ton chat qu’a miaulé ». Puis il répond aux questions de Chino qui cite papa qui cite l’Huma. « M’sieur Jean » préfère Bigeard. Pas de dialogue de bêtes à la Colette, mais un diptyque chien-chat : « Vitaminé au canigou mais abruti de servitude. Pas sa faute, c’est les gènes » contre « bestiole égotiste, O.K. Mais universaliste, voire internationaliste : la fille libertine velue des lumières ». Plus loin, contre les « vitalistards, verdurophages, naturolâtres, intégristous, puripétains, fronts nationaux », Chino s’écrie : « Ce sont des chiens. Japperai-je en chœur avec leurs abois ? Que nenni ! ».
La voix et la langue de la grand-mère lui taillent un costume de « vraiye goulipiau », de « voëyou ». Souvent pris en faute, « en proie aux culpabilités », il craint le père, un pur et dur « qui, s’il ne gère en mairie, proclame aux meetings, ou bine le jardin, bourre le bec du potache de grec » ou de chou, « manne du prolétaire ». Dès qu’on appuie « sur la touche rouge : saccage », l’enfant paraît en « petite bande. Plutôt version garçon. Dans sa variante galopin ». Voleurs dans les plumes, légers comme elles, cueilleurs de mûres, terreur des grenouilles, du geai, et des jardiniers ouvriers, pêcheurs à la main et à la mouche. Plus tard la « petite bande » deviendra « clique aux flancs creux en pétard contre tout et rien dont le capital exploiteur du monde, les cloches de la Sorbonne qui tout amochissent et la poésie perte de la pensée ». Sus aux grandes têtes molles, dont « Livide Bonnefoy, l’Axolotl-des-Nuits-Songeuses » et « Fifi Jaccottet, le Petit-Suisse 0% » ! À moi « Laverge le Mitraqueur », « Navarin du Babil », « Pillou la Pancraille », et les autres : « à ta santé, XT ! ».
Pour Colette la vagabonde, le jardin de Sido fut centripète. Centrifuge, celui de Chino s’éclate : jardins de son père, des postiers, jardins Courtay, de Côte-aux-Maris, des muses, jardins délicieux, ouvriers, massacrés, autant de titres de chapitres illustrés de croquis et de photos. Le Combray de Proust sort d’une tasse de thé. Quand Chino tourne dans son bol de café « la petite cuiller qui suinte son lipide en rond d’auréole », se lève un peuple de « macchabées qu’étaient en canards au fond ». Ils « s’en vont consister vers le bord du bol » et sont éclaboussés « sur la toile cirée avec du beurre plein la casquette ». Mais la grande réminiscence, équivalent des pavés disjoints au sortir de l’hôtel des Guermantes, est offerte par le « rond point surpeuplé » des Gilets jaunes, retour incroyable, inespéré, des « pneus décoratifs du jardin Courtay », des braseros bourrés de saucisses, des « paroles volantes », des « mots salopants », du rire « fort ras les pâquerettes » qui crachent la haine des « Gorgibus ventrus ». Revoilà « Jepka le Polak, Nobile le Rital, Pilar l’Espingouin, Broudic, Perrigault, Dédé, Mimile, nombre de cousins, cousines, fillettes et galopins et tous les gredins des soleils lointains, tous en Gilets jaunes comme ces soleils. Et hop : tous en piste ! ».
Macho, Chino, entre jardin du père et « garçons sauvages qui sarabandent dans les jardins où ça déguste à tous les sens » ? Dédaignant « pétasses » et « pissouses », ces garçons n’en étaient pas moins « les petits gribouilles barbouillés de jus encore unisexe de mouille ou de distillé innocent de couilles », qui sont « aussi la pluie elle-même, la bave, le pipi, la sueur », dans le tourbillon de la matière et du temps, ici sensible —accessible à tous les sens— dans le texte.