Christian Prigent contre le réel, tout contre de Laurent Fourcaut par François Huglo
Sylvain Santi : Cerner le réel, le circonscrire, s’en détacher, côté père. Laurent Fourcaut : contre le réel, tout contre, s’y coller, le flairer, le toucher, y barboter, côté mère. Santi : plutôt côté pensée, politique, Fourcaut : plutôt côté poétique ? Plus que complémentaires, ces deux Prigent sont réversibles. Leur courant est alternatif, décrit par Fourcaut comme un freudien jeu de fort-da : la mère est loin / la mère est là. Papa est en haut (le matérialisme), maman est en bas (la matière). La mère-mythe, du moins (ici nul sexisme, nulle misogynie : la mère-personne joue « un rôle éducatif, éducateur », de « pédagogue »). Deux bouches, l’une claire (comme la ligne qui cerne et discerne), l’autre « d’ombre », opaque : pâte, couleur, signifiant. Deux menaces aussi : d’assujettissement au langage d’un côté, de castration et de dévoration par l’informe de l’autre. Deux voix qui l’attirent « à la fois », comme l’écrit Fourcaut, vers le poème et vers l’essai : « Toujours actif aux avant-postes des avant-gardes, Christian Prigent est un des écrivains majeurs de ce temps, à la fois poète et théoricien d’une poésie critique, au matérialisme subversif, au réalisme radical ». Mais chez lui, dira Jean-Claude Pinson, la Comédie humaine tourne au « cosmicomique ». Fourcaut parle d’ « écriture puissamment satirique », de « paradoxale épopée ».
Fourcaut cerne l’ensemble de l’œuvre en cours dans son avertissement et sa préface, dans la chronologie fortement politique et la bibliographie générale (œuvres de Prigent, puis sur et avec lui) qui, avec l’index des noms, occupent 91 pages, soit près du tiers de l’ouvrage, et offrent une très précieuse documentation. Il s’approche du détail, « tout contre », le titille et s’y enfonce, dans l’étude d’une dizaine d’œuvres qui renvoient à de nombreuses autres, non seulement de Prigent et de ses lecteurs, ceux notamment du colloque de Cerisy en 2014, mais d’auteurs chers à Fourcaut à qui l’on ne penserait pas forcément, comme Giono, à propos de ce qu’il a appelé « la bouche-sexe du Monde-Mère, creuset mythique où toute forme de vie est incessamment engloutie puis réémise, en un cycle sans fin que Giono appelle "la roue" ». Il cite aussi Que ma joie demeure, où « le paradis terrestre » est la liberté même, face à la démesure d’un monde qui nous échappe. Non moins judicieuse est la référence au Sartre de La Nausée « enregistrant le débordement informe, monstrueux et obscène, de l’existence —ce qui est "de trop", le répugnant "bourgeonnement universel" ». On pense aussi à l’opposition en soi / pour soi dans L’être et le néant en lisant, dans L’Âme : « Sois l’insu de toi l’en-soi tu / […] le gaz indécis entre ta cervelle / et l’espace de graisse que t’as comme cerveau » (référence implicite à Rimbaud : « Tant que la lame n’aura… »). La « hantise de l’engluement dans la matière mortelle » rappelle celle, chez Sartre, du visqueux, du vitreux, du sucré, des loukoums à l’alcool. Mais le poète ne partage pas le dualisme du philosophe : « Descartes est rabaissé le nez dans la serviette : "je me pense donc je m’essuie" » (Dum pendet filius). Si « substituer le temple du poème au réel, c’est faire table rase de ce dernier », c’est « pour le reconstituer ensuite sous forme-informe de contre-monde ». Que la forme « fasse monde », violemment ! Le poème est « découpe cadrée dans la prose continue du monde —dans sa volubilité incompréhensible. C’est un temple (un tome -< temno) : le carré dessiné au ciel par le bâton de l’augure ». Bâton du père, ciel de la mère ? La forme-informe est « très exactement à l’intersection du réel et du symbolique », ce qui fait du poème « plastiquement dessiné (découpe du vers) » —alors que la prose est musicale, rythmée— « un emblème hiéroglyphique, saturé d’effets sensoriels » (Point d’appui. 2012-2018).
« L’Âme », ce « nom du rien ouvert entre le monde et nous » (rien : le i phallique dans la rem, la Chose maternelle) est à la fois « notre distance au monde et le désir de le combler » par une « écriture homéopathique » façonnant un corps « homologue à celui du réel » et un « arsenal stylistique » : rapidité, allitérations, assonances, homéotéleutes, paronomases, mots-valises, intertextes « recyclés » dans « la pâte germinative du texte ». Le corps du réel est celui de la mère qui a « ravi terrifié », au cours d’une « scène capitale », l’enfant qu’il « collait » (Une phrase pour ma mère, et Dum pendet filius où il s’agit de « peloter la langue pour se farcir maternelle », de « peloter la mère ogresse dans la langue »). Le texte « se nourrit de ses ambivalences » : celle « de la Nature-Mère, et du rapport de l’humain à cette Nature » déchire Chino « entre un mouvement d’abandon aux noces avec la materia-mater et l’angoisse que lui inspirent la castration et la mort » (Les Enfances de Chino).
Inspirés par Jarry et par Queneau, les « vers de mirliton » de Météo des plages, roman en vers, opposent « quelque chose de frais, d’hygiénique » à « l’habituel pathos du poétique, mollet cambré et tête dans les nuages », et à l’ « imagerie édulcorante véhiculée par les médias les plus divers ». De même, dans La vie moderne, un journal, contre la « stéréotypie généralisée de la langue et de l’imaginaire », Prigent « forge et met en œuvre une écriture littéralement iconoclaste ». Adepte, comme lui, de la « bad poetry », il « recycle » six-cent cinquante épigrammes d’un Martial grâce à lui « admirablement énergique, gaillard et rajeuni ». Dans Les amours Chino, roman en vers, « le style phallique du désir » se fait « pâte, épousant ainsi la nature même, plastique, fluide, aveugle, anonyme, du réel ». Dans Chino aime le sport, roman de formation politique, l’ « athlète de la langue », fils de parents communistes, fait défiler « sur l’écran du livre » un « large pan d’histoire, des années trente à nos jours ». Le jardin de Chino au jardin est celui « de son père » : celui où Adam chassé d’Eden doit travailler à la sueur de son front : « Le jardin ne me revient que s’il émane de la sueur sensible de mon père ». Chino y devient « poète mais en même temps non », comme Ponge qu’il rencontrera, comme Denis Roche, comme « la petite troupe gaie » de la revue TXT, que Prigent fonde avec Jean-Luc Steinmetz. Les « deux engrais » pour « le jardin des muses », eux aussi fournis par le bureau-bibliothèque du père, sont la littérature et l’histoire. La chronologie et la bibliographie donnent une idée précise des « horribles » travaux qui s’ensuivent.
Char parlait d’ « alliés substantiels ». Au diable, la substance ! En ces temps de moraline aigüe et de liquidation des (absolument) modernes en même temps que des avancées de 1936, de 1945, et de 1968, PRigent l’ex du lycée Le BRaz à Saint-BRieuc comme (et avec) CoRbière et JaRRy, reste celui qui merdRe : l’indispensable gaRnement.