Courants blancs de Philippe Jaffeux par François Huglo
Où courent les « courants blancs » ? Loin de la « fulgurance » pétrifiée dont nous ont lapidés des cohortes d’imitateurs de Char. Contrairement à celui de l’oracle crispé, l’aphorisme de Philippe Jaffeux n’est pas seul, lourd de sens, avaricieux gardien de son mystère, chien de faïence tenant en respect ses semblables figés dans la pose du penseur. Les « courants blancs » sont assemblés sur la page comme les vers d’une strophe (aucun n’excède la ligne), par séries de 26, afin de libérer, d’accélérer une circulation entre eux. Si ces « aphorismes déviants, pensées imaginatives », comme l’écrit l’éditrice Françoise Favretto, « donnent au lecteur une impression de densité inouïe », chacun grouille, agité d’un mouvement particulaire qui le relie aux autres par un courant électrique. Aucune fureur, aucun mystère : cette agitation est celle de l’alphabet livré au vide, au vertige, aux courants de candeur d’une enfance réactivée. Comme le précédent livre de Philippe Jaffeux chez le même éditeur, O L’AN /, qui dessinait des cédéroms, celui-ci renouvelle une aventure oubliée, cette chance dangereuse et rebelle qu’est l’apprentissage de la lecture :
« Il se cachait derrière un livre clandestin pour espionner un monde en guerre contre la lecture ».
Cet apprentissage n’est pas un moment, transitoire, de la croissance. Il retourne contre l’infantilisme adulte en quête d’identifications, de modèles et d’idoles, les éternelles vacances d’une disponibilité définitive :
« Les enfants ignorent notre immaturité car ils savent qu’ils ne sont pas obligés de grandir ».
Dans cet écart entre deux âges se creuse celui qui oppose le pouvoir à la puissance :
« Il désobéissait au pouvoir de l’écriture s’il se soumettait à la puissance de son enfance ».
Comme la parole de l’enfant analphabète, ces courants —qui n’ont pas été écrits mais enregistrés avec un dictaphone numérique— se mesurent aux cris des animaux. Ce livre qui ouvre le jeu à d’incessantes permutations invite à rapprocher, par exemple :
« Les chiens répondent à nos sifflements parce qu’ils ont déjà été domptés par des oiseaux »
de :
« Le visage de son chien s’illumina pour domestiquer une parole trop humaine »,
de :
« Les yeux des animaux nous apaisent car ils reflètent notre angoisse de savoir parler »,
de :
«Les animaux crient pour nous ordonner de renaître en silence sur une planète chaotique »,
etc.
Dans le silence, le vide, l’alphabet inscrit l’arborescence de la foudre, en un grand éclat de rire sans veille ni lendemain :
« Le feu précéda les hommes puisque l’invention du rire devança celle de l’écriture ».
Si
« Les lettres disent la vérité sur l’écriture parce qu’elles sont plus simples que les mots »,
elles sont aussi plus drôles :
« Les mots sont moins drôles que les lettres parce que nous devons respecter leur orthographe ».
Rire ou cri ? Cririre ?
« Les nouveaux-nés crient dans l’espoir d’effrayer un monde trop vieux pour eux »,
à rapprocher de :
« Les lettres s’écrivent en silence parce qu’un cri a célébré notre naissance d’analphabète »
et de :
« L’abstraction de l’alphabet est innocente car elle comble les enfants d’un vide concret ».
Le numérique retrouve peut-être cette candeur :
« Des nombres foudroient une écriture préhistorique pour révéler une écriture électrique »,
Toute naissance fait rebond, tout rebond renaissance :
« Un vide sépare les mots parce que le rebond est l’unique ressort de l’alphabet »,
et
« Chacune de ses renaissances lui prouvait qu’il était né pour rebondir sur une terre incréée ».
Toute lecture ne procède-t-elle pas, comme la poésie, par bonds ? Quelle différence entre ceux de l’œil qui lit et les « sauts et gambades », comme disait Montaigne, du style de pensée auquel nous initie Jaffeux, qui mesure une distance par la force qui la comble ?
« L’alphabet est grand s’il nous aide à raccourcir la distance avec la force de notre enfance ».
Pas d’autre temps :
« Le seul temps qui existe est contenu dans des intervalles qui se mesurent au vide »,
et pas d’autre cosmos que ce temps :
« Le temps trouve sa place entre les lettres puisque l’univers est perdu dans un espace vide ».
Le mythe du progrès en prend un sacré coup :
« Le singe décida d’être notre ancêtre lorsqu’il descendit d’un arbre sans avenir ».
No future ?
« Un point final concluait chacune de ses phrases car il écrivait pour ne plus se soucier du lendemain ».
Et pourtant, quoi de plus revigorant que 26 lignes (de force) de Philippe Jaffeux chaque matin ?