Craductions de Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent par François Huglo
Le plaisir de lecture est explosif parce qu’il est contradictoire. On est à la fois (ou tantôt) le bon élève qui jouit de l’écart entre craduction et (s’il la connaît) traduction, et le cancre qui, comme tout un chacun, ramène l’inconnu au connu, se barbouille de signifiant qui tache, sourd aux significations qui lui échappent… non, pas sourd, juste un peu dur d’oreille comme Tournesol qui traduit « il est allé cueillir des pâquerettes » par « il est parti en barquette ». Approximatif comme le boutonneux qui chante en yaourt « Il a sa quéquette toute raide » pour « she’s got a ticket to ride », ou les enfants de chœur qui, en écho à « et cum spiritu tuo », échangent les répliques « fais pipi tout en haut, fais caca tout en bas », ou Boby Lapointe qui entend le cheval pousser « un grand tennisman ». Si le narrateur proustien se moque des « cuirs » du directeur du grand hôtel de Balbec, l’auteur se régale de les inventer, d’écrire « clientèle titrée » (pour attitrée), « fatiguer le trépan » (pour le tympan), « là-dessus je suis intolérable » (pour inexorable), « flambée consommée » (pour consumée), « j’ai fait faire un postiche » (pour une potiche).
« Plutôt que suivre le sens, déchiffrer la lettre, écouter le son », tel est le parti-pris « matérialiste » des « craducteurs » Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent. Tous les enfants le font, mais aussi ceux qui n’ont pas à « désapprendre les langues » puisqu’ils ne les ont pas apprises, ou seulement par ouï-dire, ainsi la « Tante Grâce » de Gramsci, cité en préface, qui croyait prier pour Donna Bisodia quand elle récitait son Pater : « donna nobis hodie ». Quand le potache apprend une langue étrangère, parfois deux ou trois, il étend l’aire de jeu. Quel helléniste en herbe n’a posé la question « où qu’est la bonne Pauline ? », et répondu : « À la gare à Passy, elle pisse… » ? Que Tournesol, le chanteur en yaourt, le potache, et tante Grâce, n’éprouvent aucune honte ! La « craduction », le calembour, l’à-peu-près, sont aussi féconds que réjouissants. La préface cite « Rabelais, Molière, Verheggen, Desproges, en passant par Hugo, Jarry, etc. ». Ajoutons Lacan, qui observe de près comment travaille ce fumier de la langue, de l’inconscient et de la pensée. Et Raymond Roussel qui recompose en fictions ce que cette fermentation décompose. Pour « craduire » Conquistador par « fan des kystes vaginaux », il a fallu découper le mot : con-kyste-adore. De quoi bâtir tout un récit roussellien (peut-être bunuelien aussi) ! Chaque craduction peut en suggérer un.
« Toute langue est étrangère », écrivait Jean Rousselot qui disait aussi « Prendre plaisir à marcher / En étranger dans le texte ». Comme le touriste qui visite un pays dont il ignore la langue avec, en main, quelque guide linguistique pratique genre marabout flash, mais tout en faisant « comme si les langues étrangères n’en étaient pas, comme si elles n’étaient qu’un français un peu déformé, un peu maladroit », le lecteur trouve en quelques rubriques de quoi faire face au quotidien : la santé, le travail, les courses, la table, les on-dit, les animaux, le sexe, et Dieu qui n’en est jamais loin : Non salire sul divano : « Seul l’anus de Dieu est propre ». Pasta alla puttanesca : « Allah passe son temps au tapin », De meliora piis : « Dieu s’améliore le pipi ». Major e longin quo reverentia : « « Le majeur du révérend est plus long ». Agnus Dei : « Dieu l’a dans le cul ». Omnes Deo jubilant : « Dieu jouit énormément ». Et, pour sortir du latin : Gwin ar C’hallaoued : « Allah aide les lesbiennes ». La « vraie » traduction est « Le vin des Français », ce qui n’est pas incompatible. À la santé du droit au blasphème !
Le recours au guide pratique s’impose, car depuis les Pages rosses (Les Impressions Nouvelles, 2015), ces Craductions se sont aventurées largement parmi les langues vivantes européennes : italien, espagnol, anglais, allemand, grec, portugais, toujours avec l’irrévérence potache des Massacres de Typhaine Garnier (Lurlure, 2019). Comme par une guerre des boutons, voilà la Bundeswehr déculottée : « Avoir des vers ça fait bander ». Madame et Monsieur bretons sont déchus, quand Itron hag Aotrou devient « L’étron au trou ». Soudain, la tarte maison schlingue, quand dans Homemade pudding pie on entend « L’homme fait pue des pieds ». Sel et poivre italiens, sale pepe, prennent un goût de « vieillard lubrique ». Le Golden boy, « Ramasseur de pommes », est rejoint par Pom pom girl « sa collègue ». N’échappent au massacre ni Lope de Vega, « salope végane », ni Miguel de Cervantes, « barman bi », ni Don Quixoto de la Mancha : « Aux chiottes les manchots », ni El Greco, « Kebab », ni Spinoza : Deus sive Natura commande « Deux civets nature », ni Frederico Garcia Lorca : « L’orque fait des ricochets gracieux ». Même chahut aux Vêpres : De profundis clamavisti ? « Des profs à bout réclament un whisky ». À la messe : Oremus ? « C’est l’heure de la bière ». Et à la Maison blanche, quand Watergate révèle des « vécés sur écoute ». On croit se rendre à l’hôpital, Andiamo in ospedale, on découvre « Andy aime un squelette efféminé ». On croit que les animaux courent, Ta zoa trekeï, surprise : « les oies ont la trique ». Pas plus de respect pour le peuple ou ce qui se prétend tel : Wir sind das Volk ? « La musique folk fait virer zinzin ».
Guidé par la malice d’oreilles incurablement enfantines, mais non chastes, ce voyage du français au français via d’autres langues n’est pas moins aventureux, pas moins riche en découvertes à travers son Wonderland, que celui d’une langue à l’autre, auquel invitent les traductions en fin de volume. Alors, Babel, heureuse ?