Cylindres de Denis Ferdinande par François Huglo
L’heure tourne, l’aiguille décrit un cercle. Fil des heures ? L’espace parcouru sur un plan, celui du cadran, le décrit mal. Le temps s’écoulerait plutôt dans un tuyau, comme et avec le sang et le souffle. Instrument à vent, bronche, veine, couloir, autant de cylindres de révolution, de hauteur et de rayon variables, dont les axes tors se coudent, se croisent, sans autre base ni sommet que leurs articulations à d’autres cylindres, et forment rhizome. La syntaxe de la phrase est l’axe d’un cylindre. On (lecteur, auteur) plonge dans un livre, dans la fraîcheur d’un élément nouveau, mais album ou poésie spatiale mis à part, c’est pour sinuer, nager dans un couloir de syntagmes espacés au fil d’un axe, d’un récit dont le cours n’est interrompu ni par les espaces entre les mots, ni par la ponctuation, ni par le passage d’une ligne ou d’un vers à l’autre. La prose ne déroule un volumen, une bande formant cylindre, que parce qu’elle se coule dans le cylindre de la ligne. L’avant-dire est un foisonnement que canalise le dire, couloir dont l’entrée serait rejetée, la sortie projetée, comme celles de la galerie, boyau labyrinthique, où se glissent les voyageurs « au centre de la terre », sans pouvoir atteindre ses deux extrémités : la mer et le cratère.
Barthes : « Ce qui est caduc aujourd’hui dans le roman, ce n’est pas le romanesque, c’est le personnage ; ce qui ne peut plus être dit, c’est le Nom Propre ». Sous pression de l’avant-dire, le récit sans personnages, sans autre narrateur que quiconque, l’odyssée sans héros, parcourt la phrase à corps perdu, « corps se relayant telle présence d’une consistance opaque parmi les signes, lesquels semblent la signaler à l’instant de leur parcours mais il n’en sera visible, au mieux, que du feu, et si ce feu est trop encore, s’il est même celui des spectres, une fumée seule se perdant. L’inscription ainsi ne fixe en rien la présence mais au contraire la déclare perdue, et cela d’avance, sans qu’il ne lui soit besoin de rien déclarer par ailleurs, ce furent les corps (…) ». Écriture, lecture, n’y voient que du feu : les volutes (volumes) de fumée des spectres, ou les fumerolles du volcan ? Précipité vers l’abîme, l’aveuglante éruption de la mort (mais « qu’est-ce au juste la mort », qu’est le « mort vidé de ses profondes lueurs » ?), le corps « échappe au récit qui n’en fait pas son affaire, il en est sa condition mais ce récit en retour l’écarte, d’un décret qu’il ne formulera de surcroît jamais, perdu dans les hauteurs de son lieu chimérique —l’arche. L’archi-chimère ».
La linéarité de la phrase ne peut être parcourue qu’à bord d’un habitacle, celui de Nemo ou d’Ulysse, de quiconque lit ou écrit. Sur son trajet, le récit multiplie les chambres, les salons, autant de bibliothèques et de musées sur les parois de la cabine ou sur celles que le pilote voit à travers le hublot, il est difficile de les distinguer car, même close, la cabine est en mouvement. Ainsi, « il se peut que ce geste de peindre se soit refermé sur le XXème siècle, sa compréhension toutefois semble devoir passer par la poursuite de ce geste fût-il anachronique. Car peut-être ne s’agit-il que de comprendre. Donc ce geste, plus qu’il n’est possible —et s’il n’est plus possible, cette impossibilité paradoxalement reste sa condition de possibilité ». Échec ? Les mots sont les pièces balayant l’échiquier. L’espace est pariétal, le temps s’engouffre.
À la fois organique, architectural, et géologique, le cylindre figure le foisonnement qu’il canalise, de même que la phrase participe à la fiction qu’elle produit. L’amateur de bande dessinée songera à L’Arche du A de Fred, ou à l’album de Marc-Antoine Mathieu Les Sous-sols du Révolu, Extraits du journal d’un expert, qui parcourt sous-sols et étages du « musée du révolu », autrement dit du « voulu démesuré ». Ce révolu, qui nous propulse dans les millénaires et dans l’espace, forme un cylindre de révolution, tel celui que lisait l’archéophone, ancêtre de l’électrophone (le récit passe par les noms de Scriabine, Debussy, Satie, Charlie Parker, Howling Wolf, Dutilleux), ou un cône de révolution, cornet ou carnet à dés dont le coup, pour Mallarmé, espaçait la lecture, et pour Denis Ferdinande la dé fie et dé cide de son parcours (l’itinéraire de l’arche) à la manière du calembour chez Roussel, mais ici le roulement des dés syntaxiques rappellerait plutôt celui d’un immense escalator. Ou d’un escamoteur. Même s’il n’est que tour de main, vertigineuse virtuosité d’un prestidigitateur, le tour du dé tournant la phrase fait le tour du monde. Tour de magie ? L’arche, l’archive défrichant ses fiches et ses visions archaïques, réactivant ses spectres de villes, multiplie les révolutions à la surface de la mappemonde, la déploie, fait tourner ses noms et ses lettres, Atlantique, Crète, Cyclades, Venise, Vérone où « l’autre nom de Shakespeare, l’Angleterre autrement dit » est niché. L’expédition s’enchaîne (toujours la chaîne du signifiant, tendue à travers le Littré) sur une correspondance du narrateur avec son éditeur, elle-même s’ouvrant (« ouverture » finale) sur Prague, Vienne, Trieste : un trio qui peut rappeler, après l’ultime « Oui » d’Ulysse de Joyce, « Trieste- Zurich- Paris ».
Une phrase, juste (précédent livre) passe par (des) Cylindres, par un « épilogue » puisqu’ « il faut finir ». Faut-il finir ? (à suivre).