De la matière autant que du sens de James Sacré par François Huglo
(en compagnie du peintre et graveur Mustapha Belkouch)
Au peintre la matière, au poète le sens ? Chacun des deux les mêle. Pour le poète « visuel », c’est en investissant la dimension plastique de l’écriture (la matière du sens). Pour James Sacré, c’est en confrontant son travail à celui d’un artiste, du verbal à du non verbal, comme Ponge affrontait le « monde muet ». La poésie sort d’elle-même pour chercher ou apporter (ou non) du sens dans de la matière, elle rencontre l’artiste, alors que les « visuels » étendent le domaine de la poésie, deviennent artistes. Par Sacré, le peintre se révèle poète ; par les « visuels » le poète se révèle peintre. Cela revient au même quand, cherchant l’étranger, Sacré rencontre l’égal : « Me voilà pris dans l’énigme qu’est le geste de peindre en faisant semblant d’échapper à celle du geste d’écriture ».
Deux expressions pongiennes iraient bien à Sacré : « À la rêveuse matière » et « Raisons de vivre heureux ». Le poète goûte dans la toile prêtée par le peintre et graveur Mustapha Belkouch, dont douze œuvres sont reproduites, « la matérialité même du mot "Maroc" » : Ma « mer à sec », roc son « fond rocheux ». De « grands mouvements » de colère et de couleur cèdent à l’ « intimité montrée » de « bonheurs de rêveries qui tranquillisent / En d’infinis détails d’infini », comme en « de fragiles endroits de vie heureuse », lieux de « rencontre idéale dans tout ce qu’il y a de sexuel entre les choses du monde ». Une « longue faille en biais » dit « tout ce qui complique un sexe de femme », des « poussées » et « la matière éclaboussée qui reste vive » la « présence mâle ». Est-ce « quelque chose de figuratif qui impose une orientation à une toile abstraite » ? Du moins donne-t-elle à voir « la gestualité et un peu de la présence du peintre devant sa toile ». Elle se fait entre rêverie et plaisir manuel, et le poème entre idée ou sentiment et plaisir du bruit, du rythme, et de la rature. Mais à égalité, celui qui peint le paysage en fait un autre, et celui qui peint (avec des mots) « un visage ou quelque élément du monde » en fait un autre.
Toile et poème échangent leur don d’ubiquité. Des couleurs « marocaines » peuvent emmener « aux confins de l’Arizona et de l’Utah », ou toucher à « une enfance en Vendée ». À quoi bon fantasmer sur « l’origine d’un tableau » ? De même, « Écrire ne sera pas décrire / Sinon décrire sans qu’on sache vraiment quoi ».
Peint ou non, le paysage voyage « dans le Temps », comme disait Proust : dans le nôtre. On ne sait s’il « Nous vient dans les yeux / Ou s’il s’en va / Versé dans le temps / Qui nous attend ». Il est « un désir de paysage ». Les couleurs fanent en un clin d’œil, en un changement de regard (le nôtre ? Le leur ?). Le peintre figure le temps : « Un essai de vague lourde » qui « s’affaisse en lenteur de bleu noir », des « profondeurs où quelque chose culbute ». Ce qui « se grave en la mémoire » est si peu que « demain / Ça ne sera plus que des mots » : un résidu, parfois un relief : d’un coup « le bout des doigts » touche « un détail saillant de la gravure ». Ou reste une chanson. « L’invisible coucou d’un ancien printemps » rappelle encore Proust : « invisibles et persistants lilas » ou « chant d’un invisible oiseau », le coucou pouvant être une fleur ou un oiseau. Retrouvée, l’éternité ? Mais « pas plus loin / Que ce poème en train : / La voilà passée ». De même, « L’œil passe dans un monde qui l’emporte ». Car le « geste de l’homme » est « toujours pris / Dans un seul grand geste du monde ».
L’orage peint et le mot orage laissent deviner « un profond rouge » qui « nourrit la matière de peinture ». Et « Mille et une chose brillent / Dans la nuit / Qu’est le geste de peindre » comme « dans l’épaisseur » de la nuit du cerveau. La toile du peintre « est là pour satisfaire » au désir du poète « d’être en sa compagnie pour écrire », car elle le « nourrit des mots ». Mais « Écrire » porte « le deuil des couleurs », de même que les couleurs portent le deuil du sens et de l’idée : « couleur comme un trou noir dans le plein jour d’un concept ». Mais ce sens, cette idée, ne sont que rêves. « Un vrai bleu ne serait là / Qu’avec un geste de peintre, écrire / S’épuise à rêver des mots ». La pensée même du peintre, qui « s’enclenche sur le désir / Et tenant compte de ce que peut faire l’outil », est « Une Ophélie » qui « sans doute a disparu / Dans la longueur de la toile en coulées d’eau paisible ».
Les couleurs sont-elles « tenues comme au bord des mots » qui « ne sont pas des mains » pour les prendre ? Ils en disposent quelques échantillons : des impressions, par exemple celle « de manger sur fond de ciel bleu / Les jeunes feuilles d’un plant d’oseille sauvage », face à un vert acide entre couleur « d’un sulfatage et celle d’un cuivre oxydé ». Mais « Qu’en sait-il mon poème / Si de la couleur lui vient / Ou pas, dans son émoi ? ». Plus sûre, « la main du peintre a su calligraphier / De la matière plutôt que du sens », mais cette matière reste « indéfinissable ».
À son insu sans doute, en son interrogation finale —« Ou suis-je devant ce même vieux mur (un mur d’encre et de papier ici, de peinture là-devant) à cause duquel a peut-être eu lieu, entre rêve et désir de réel, l’histoire de l’art ? »— , James Sacré rencontre le Jean Rousselot des Mystères d’Eleusis : villes, routes, canaux, temples, ponts, linge, colza, carrières, usines, aérodromes, musique, cellules, idées et idoles, lois, tout « n’est que peinture à fresque sur le mur mouillé de l’univers ». Le sens se cogne à la matière, cogne sa porte, s’y frotte, s’y coltine, même si l’écriture de gauche à droite butte « contre le mouvement » inverse de la gravure, et que le texte « se trouve refoulé, défait, vers du non-sens ». Que désirer, que lire ou écrire —ou peindre— sans mur ? Sans risque ?