Déblais d’Alexander Dickow par François Huglo
Poète, traducteur et chercheur, Alexandre Dickow enseigne la difficulté, à la manière d’un professeur de sport. S’entraînant, il entraîne son lecteur : « l’étudiant qualifie une lecture d’ennuyeuse ou la taxe de nullité tout simplement parce qu’il la trouve trop difficile. N’admettons plus cette lâcheté de la part de nos étudiants, puisque nous ne l’admettons pas chez les sportifs ». Il suffit de doser l’effort, d’en faire un jeu, pour qu’il devienne excitant de sortir du « cliché de lecture », ce « lit de Procuste intérieur où nous déformons ce que nous lisons », exercés par les ruses du coach qui propose « la feinte » comme « idéal artistique moderne », pour échapper au « cliché d’expression », ce « moule fabriqué dans lequel nous coulons nos propres mots, à l’écrit comme à l’oral ».
Cette discipline sportive exige l’humilité d’un « état d’accueil infiniment proche de notre vulnérabilité native », sans crainte du « ridicule » que seul un « voile de pudeur » sépare de « l’éloquence véritable ». On croit savoir lire, mais la lecture s’apprend « sans cesse, comme on apprend à jouer du violon. On peut devenir un virtuose de la lecture ». À condition de renoncer à toute position. Ce concept chez Pierre Bourdieu « suppose une transparence de l’œuvre (…). Pourtant, des œuvres et des auteurs existent qui se déguisent, de sorte qu’ils brouillent leur position dans le champ ». Le lecteur est invité à en faire autant. « La littérature devrait aspirer à l’empathie ». Le fascisme nous éloigne d’elle. « Le nihilisme pessimiste de Céline me répugne ». Céline écrit comme Céline, mais « n’importe qui peut écrire comme lui-même » : il faudrait « écrire comme un autre », écrire « depuis une autre position identitaire que la sienne ». La « tentative d’interdire cette pratique » est « un péché ». Vive le pastiche ! Vive le mélange ! Toute traduction n’est-elle pas appropriation culturelle ? Imitons le buvard : « À l’âge des catégories identitaires fixes et essentialisées, j’aspire encore et toujours à rester aussi poreux que possible. Ô insensés qui croyez que vous n’êtes pas moi ! ». Dickow nous invite à nous mettre à table, aux côtés de Du Bellay qui « a compris » que poésie et traduction sont « solidaires ». Car « parler, c’est encore manger et boire —le monde, les autres ». Avec appétit : « vouloir dire, tout est dit : le sens, c’est du désir ». Lui ressemble la traduction, qui « mène à la perte » et « à la production d’un excédent » : à la fois « puits des Danaïdes » et « boîte de Pandore ».
Le sport enseigné par Dickow s’apparente au tir à l’arc. Si « la question est sphérique », le fragment ou l’aphorisme tel qu’il le pratique n’en présente qu’une facette, ou un arc de cercle, car « il n’y a pas de vue d’ensemble ». Il s’agit d’ « occuper le centre, mais depuis la périphérie ». Le cercle brisé, « c’est le blason de la totalité, qui jamais ne se referme tout à fait sur lui-même. Par la brèche se faufile l’avenir ». Le poème prend « la forme d’un arc bandé », un « arc presque narratif : prêt à décocher la flèche du récit » sans « que la corde soit lâchée ». Il tire sur une couleur comme « sur une cible trop lointaine ». Car « l’ici et maintenant est plus lointain que n’importe quel ailleurs. Aucun poète ne l’a mieux compris que Gustave Roud ».
L’arc est brisé comme le récif (« J’échoue nécessairement, j’espère non sans quelques splendides faux-fuyants », confie l’auteur en 4ème de couverture). « Une vision de la poésie ne peut se capter que sous la forme d’éclats ». Quant à la corde, elle évoque le modèle musical plus que le pictural : la poésie est « vibration singulière de l’air et de la nuit ». Sans rien qui pèse ou qui pose. Dickow, pour qui « le français et l’anglais » sont « un univers en recto-verso », soupire : « le ludisme et la drôlerie sont tristement déconsidérés en France : la gloire de Lewis Carroll n’existe que dans le monde anglophone, tandis qu’on lit encore Yves Bonnefoy ». Loin de Molière et de Rabelais, « pour être cru sérieux, il faut désormais le paraître ». Sérieux des épigones : refaire du Tarkos, du Pennequin, « quelle monotonie ! »
À « la poétique de l’Image », Dickow préfère une « poétique de l’expression » : « Non l’image, mais la tournure ». Il refuse l’impérialisme de la vue, qui domine les autres sens « même lorsque nous fermons les yeux ». La parole mobilise pourtant le toucher : « au passage de chaque vocable, notre bouche en ressent les contours ». À chaque écrivain sa « texture » : velours, papier de verre, pâtes visqueuses, broussailles épineuses. « À chaque texture sa volupté propre ». Ce qu’on appelle goût « relève en réalité d’une modalité du toucher : notre langue touche ce qu’elle goûte ». Le couvert la précède, ou elle le prolonge : « le mot-fourchette : au bout, une mince tranche de réel. Ou encore, la langue-bistouri, qui vient découper l’anatomie du réel. La phrase-cuillère, où nagent les grumeaux de notre soupe intérieure ».
Rejetant à la fois « l’antisentimentalisme d’un Ponge » et « la pleurnicherie romantique », Dickow aimerait « troubler » son lecteur : « l’enivrer, lui faire perdre l’équilibre avec moi ». Or, « la solennité ne rend jamais ivre : Bonnefoy et Jaccottet sont imbus de leur propre sobriété, de leur gravité suffisante. Qui m’est à jamais insuffisante ». Qui reprocherait à une œuvre de l’avoir « durablement ému » ? Cela suppose la surprise, la feinte. « L’émotion doit nous saisir au détour ». L’évocation directe « déçoit, puisqu’elle nous suppose faciles à duper ». Facilité = fadeur : « la plupart du temps, ce qu’on appelle le mot juste n’est que le mot convenu ». Telle l’anamorphose, « la vérité est toujours de travers ». Dickow « revendique le statut intempestif que Benjamin Fondane accorde au poète, hors du temps et contre l’Histoire ». C’est du sport, il faut « jouer des coudes » plutôt que prendre position, prendre la pose ou une posture. Déblayons tout ça. L’idéal serait de « devenir » non quelqu’un ou quelque chose mais —rapiècements et bigarrure— « un véritable patchwork ».