Des écrivains à la bibliothèque de la Sorbonne . 3 par François Huglo
À l’universel par le divers (de Montaigne à Diderot, de Montesquieu et Kant à l’alliance du thé au lait…). À l’écoute du bruit, de la fureur de l’histoire, par le confinement de la lecture. Présentés par Laurence Bobis, directrice de la Bibliothèque interuniversitaire, et Sylvie Gouttebaron, directrice de la Maison des écrivains et de la littérature, cinq femmes ou hommes de lettres : Line Amselem, Mona Ozouf, Laure Murat, Hubert Haddad et Christian Prigent, font respirer l’un par l’autre l’espace intime de livres élus et la place publique. À partir de pages antiques et modernes, ils construisent à la manière d’Arcimboldo le portrait de cet intellectuel que suppose tout citoyen.
« Cesse d’observer ce qui est là-haut pour t’occuper de ce qui est près de toi », écrit Philon d’Alexandrie, « philosophe juif hellénisé contemporain d’un prédicateur galiléen », dans De Somniis, injonction qui a « sorti d’un songe » un Hubert Haddad contraint, dès la petite enfance, à choisir « entre deux langues en conflit territorial et affectif ». Archimède, « savant grec de l’école d’Alexandrie », imaginait-il « qu’avec le point d’appui d’une langue et le levier de l’analogie on puisse s’élever soi-même à l’universel ? » Tel était le rêve d’Hubert Haddad, ou plutôt ce qui le tenait éveillé depuis l’époque où il échafaudait sa première bibliothèque à partir de cageots d’un père forain, non lecteur. Le monde intelligible de Philon se construit par analogie avec le corps « creusé pour recevoir les organes des sens ». Comme les fantaisies de Montaigne, ses songes se regardent « d’une vue oblique ». Par la réminiscence, il accorde l’anima des Grecs anciens, dérivée du sanskrit ana (vent), au nephesh hébreu (souffle de vie), cette « âme de la chair ». Pour Origène, « né lui-même à Alexandrie, deux siècles après Philon », et « pionnier de l’exégèse biblique chrétienne », même « les astres ont une âme ».
Line Amselem se souvient de Damas et de sa visite de la Bibliothèque nationale de Syrie quand elle voit sur France 5 un documentaire intitulé Daraya : la bibliothèque sous les bombes. Dans la « ville rebelle durement réprimée par Assad », trois garçons rassemblent « dans une cave les livres trouvés dans les maisons bombardées ». Ils veulent ainsi « mettre l’ordre dans le désordre ». Ces jeunes gens se sont réfugiés en Turquie. S’ils y sont encore, « quels livres pourront-ils lire en liberté ? » Le mot qui s’impose à Line Amselem est le verbe espagnol rescatar : sauver d’un danger ou de l’oubli, racheter un prisonnier. Elle rend hommage au « mouvement perpétuel » de dépoussiéreurs heureux comme Sisyphe. La généalogie permettant de passer des Soliloques de Saint Augustin à ceux de Lope de Vega Carpio, rival de Góngora, mène Line Amselem de bibliothèque en bibliothèque, éprouvant dans son travail de traductrice la multiplicité des liens entre l’Espagne et la France.
Portrait de Rabelais sous les traits de Prigent ou l’inverse ? Et l’inverse. Chacun des deux « est de plain-pied dans l’Histoire, celle de son temps ». La « vitalité intellectuelle » de leur critique « agit dans le mouvement de l’invention verbale ». Leur « âme de foule » (Rodin) est « amour du peuple comme diversité parlante et pensante », leur « invention de langue » travail « ostensiblement formel ». Leurs cibles sont les mêmes : intégrismes puritains, finance omnipotente, maîtres autoproclamés du « sens ». Rabelais selon Hugo : « le masque de la théocratie regardé fixement par le masque de la Comédie ». Ainsi, le masque hilare de Chino répond à celui, sérieux, de Gorgibus : « cuicui » et « ouissance » contre « macronique macaronique » et « globigloba googuélien ». Chino revient « aux lieux d’enfance ». Le peut-il ? La faune pompe sa mort dans l’étang « pourri à l’urée de lisier ou au jus de plomb de moulin de camion ». Mais d’un rire secouant le lexique, Rabelais-Chino pourfend « verdurophages, naturolâtres, intégrisous, puripétains, hygiénomanes, fronts nationaux ». Il leur répond : « nature ne vient qu’à l’homme en son pensement, sinon s’en fout ». Revenu en ville, Chino croise la police armée de « l’escopette LBD », du « grenadon à gaz », et commandée par « Pichrocole II, préfet en dème XXII, proconsul de Jupinet, roi des Gorgibus ». Les ordres : « Qu’on crève à mult un œil : larmoieront par icelui leur malheur ; et par l’autre verront le doigt omnipotent montrer la bonne perspective ». Le Rabelais de Prigent pourrait dire ce qu’il écrit en son journal, à propos du peuple : « J’en suis. Et il est en moi » (25 / 10 / 19). « Je suis un intellectuel » (21 / 10 / 19).
Pas plus que la bibliothèque de Prigent n’est sourde au « tsoin tsoin sur le bitume », les deux générations d’intellectuels qu’aborde Mona Ozouf ne le sont aux guerres et aux misères du monde. Celle de Nizan et de Sartre épinglait comme « chiens de garde » les philosophes de la Revue de métaphysique et de morale, dont les fondateurs ainsi ringardisés ont pourtant été jeunes, non moins impertinents au cours des années 1890 que leurs cadets pendant les années 1930. En témoigne la correspondance échangée par Xavier Léon et Élie Halévy, forgeant dans le combat pour Dreyfus leur « projet intellectuel », leur « amitié », leur « foi mise dans la liberté de l’esprit ». En 1914, ils opposent aux « excès barbares du nationalisme » la résistance « de la culture française » et de « l’intelligence européenne ». Au milieu « des ruines sanglantes », ils rendent « un hommage à Kant ». Plus tard, chez Xavier Léon, Bergson rencontre Einstein et Durkheim, Darius Milhaud joue de la musique. Autour des anciens de Condorcet, de leur professeur de philosophie Alphonse Darlu, et de femmes telles que Louise Bréguet, mère d’Élie Halévy, ce lieu devient « un clone républicain de la sociabilité des Lumières ».
Toute bibliothèque est trouée. Le jour de la libération de Paris, rappelle Laure Murat, un éclat d’obus est tombé dans la bibliothèque de la Sorbonne, « au beau milieu de… la culture allemande ». Trouée par l’Index, la bibliothèque du Vatican ? Dans la liste figuraient Montaigne, Rabelais, La Fontaine, Balzac, Bergson, Bruno, Spinoza… mais pas Mein Kampf. Les « fantômes » de la bibliothèque de la Sorbonne sont les volumes absents qui, après deux ans, deviennent des « disparus », mais peuvent revenir quand l’emprunteur restitue ou quand le voleur est démasqué. Les volumes « réclamés » à Durkheim, Lévy Bruhl, Benda, Koyré, Lavisse, n’ont pas toujours été « rapportés ». Les emprunts invitent « à une archéologie de la lecture », dévoilant « la généalogie d’une œuvre ». Si l’utopie borgésienne, où le livre infini file entre les doigts, est proche « du fonctionnement algorithmique d’internet », les fantômes de la bibliothèque de la Sorbonne la redoublent en creux, dans la mémoire et l’imagination, d’un édifice de livres disparus, ou projetés, rêvés, jamais écrits. Tout rêve d’accumulation ne repose-t-il pas « sur le principe du manque » ? La bibliothèque est ailleurs, comme le peuple. Reprenons le journal de Prigent : « Pas plus que quiconque, je ne suis au peuple (cf "nous ne sommes pas au monde") (…) Le peuple est ce qui manque (aux deux sens : manquant de tout, manquant à tout » (26 / 10 / 19). Une « âme de foule » hante la bibliothèque de la Sorbonne.