DOC(K)S 4 ème Série, Numéro 25-26-27-28 par François Huglo
Heidsieck parle de l’avant-Heidsieck : « La poésie, dans la décennie des années cinquante, et un peu aussi au début des années soixante, en France au moins, respirait l’ennui. Mis à part le mouvement lettriste à qui, d’ailleurs, je n’avais aucune raison ou désir de me joindre, les dernières étincelles du surréalisme dominaient la scène littéraire, avec une enflure d’images et de métaphores à rejeter radicalement ; faisait aussi ses premiers pas la « poésie blanche », un mot par page, plus ou moins, et enfin, demeurait l’école de Rochefort avec son humeur bucolique. Pas de quoi se réjouir. Les poètes échangeaient entre eux leurs plaquettes » (entretien avec Enzo Minarelli, traduit par Philippe Castellin).
L’après-Heidsieck, en témoigne dans les grandes largeurs l’hommage rendu par la revue sur papier et DVD de « Performances Installations Vidéos » fondée en 1973 par Julien Blaine et dirigée depuis 1990 par Akenaton. Jacques Donguy situe cet « après » dans le sillage d’Apollinaire à qui le « phonographe » ouvrait des rêves de prélèvements sonores et de claviers de bruits du monde, que les « biopsies » de Bernard Heidsieck ont réalisés. Chez lui, la voix est distanciée, corrigée, dédoublée. « L’aspect sémantique » de son travail le distingue de François Dufrêne et Henri Chopin. Selon Giovanni Fontana, il « transforme son corps en texte et son texte en corps ». Jean-Pierre Bobillot parle de « théâtralité de la langue », et d’attitude humaniste dans le rapport au public, l’appel à sa coopération. Heidsieck considère qu’un cap est franchi, du cri d’un Artaud « noué sur lui-même » aux « crirythmes » de Dufrêne, « tournés vers le monde », réceptifs, centrifuges. À travers « le dispositif typaudioscénique de Respirations et brèves rencontres », ces « mini faux dialogues et faux monologues » qui composent l’ultime cycle sonore de Bernard Heidsieck, Jean-Pierre Bobillot met en évidence l’exploration d’une transmédiation. Ainsi, la récurrence audible, dans le faux dialogue avec Céline, des trois points tapés à la machine, renvoie à celle, visible, des lignes de pointillés dans « Les Réparties de Nina » d’Arthur Rimbaud. Une langue revenante fait retour et « retrou », criblant la langue ordinaire ou littéraire, « au-delà des vers et de la prose ».
Au cours d’un entretien avec Francis O’Shaughessy, artiste québécois en arts visuels, Bartolomé Ferrando dit préférer au terme, cher à Heidsieck, poésie action, « un peu trop déterminé par le texte et employé d’une manière historique ou traditionnelle », celui de performance poétique, expérimentant « des sonorités dont nous ne connaissons pas le texte ». Il pense cependant qu’il faut travailler « avec une idée » et pas seulement « avec l’improvisation », où « tu te dissous ». Il privilégie le rythme, « des fois sans le mot », et le fragment, ce « trouble-fête » (Barthes) aux « arêtes tranchantes » (Blanchot). Trouvent leur place en cet important dossier les « mots bruits » que Michaël La Chance dédie à Bartolomé Ferrando, ces « noise words » qui ont muté en « stop words », littéralement des « mots d’arrêts » qu’on a traduits par « mots vides ».
Un autre dossier pourrait avoir pour titre « Julien Blaine et la Beat Generation ». Cela commence, les 28, 29, et 30 septembre 2016 au Centre Pompidou, par quelques souvenirs millésimés : de Grégory Corso (Venise, 1977), Lawrence Ferlinghetti (Cogolin, 1986), Allen Ginsberg (Milan, 1992), John Giorno (La Réunion, décembre 2007). Et puis Blaine met les pieds dans le plat : à part certains « irrécupérables » (au sein de l’American Indian Movement ou des Black Panthers), la plupart de ceux qui ont bénéficié du label Beat Generation sont « Impérialistes par tradition / Hégémoniques par éducation / Infantiles par définition / Et surtout capables de récupérer —à la longue et à leur profit tous ceux, d’entre nos amis, qui s’étaient radicalement opposés à eux ». John Giorno et Brion Cysin furent « très amis avec Bernard Heidsieck… / Mais la grande rétrospective dans un grand musée parisien fut celle de John pas celle de Bernard ». Or, en comparaison des « vrais grands gueulards qui les ont précédés » (Antonin Artaud, Kurt Schwitters) et des jeunes poètes qui « travaillent l’écriture et la langue, leur dire et leur faire », l’invention des Beats apparaît aussi faible que « banale leur parole » et « négligeable leur texte si on ôte l’emballage médiatique ou folklorique ». Ils ont « vaincu éliminé les écoles concurrentes européennes », se sont fait « des amis en Europe pour mieux les effacer ». Le cut-up n’est pas une invention de Burroughs et Gysin, mais de Franz Moon, Adriano Spatola, Arrigo Lora-Totino… Et Julien Blaine dans tout ça ? Dans ce monde où se répondent « la destruction de la mémoire à Mossoul » et « l’infantilisme stupide » de Jeff Koons, il proclame : « Moi je ne suis pas américain, je ne suis pas européen, je suis terrien », solidaire du peuple américain et des victimes de ses dirigeants, « fiers et superbes d’être les seuls à gérer la fin de l’humanité, leur seul but réel ».
Entre ces dossiers circulent Michèle Métail dont les « Compléments de noms » sont dédiés à Bernard Heidsieck, Mohamed Abusal, artiste plasticien qui imagine et réalise en trompe-l’œil un métro à Gaza, Charles Dreyfus, Olivier Desmarais, Xavier Dandoy de Casablanca, Xavier Serrano (le 11 septembre considéré comme une course de formule 1), Yves Bressande, Marius Loris (Un manifestant au tribunal), Mathias Richard, Christophe Esnault, Julie Morel, Noémie Lothe, Jean-François Assero, Jean-François Desserre, Lucas Moreno, Jean-Paul Gavard-Perret, Aurélie Lef, Clément Velluet, Tulio Restrepo, Thomas Havlik, Luc Fierens, Jacob Adrian Vogelsang, Erich Von Neff, Michel Goulet, Bruno Lemoine, Benoït Toqué, Lorenzo Menard, Annie Abraham et Emmanuel Guez, Fausto Grossi, Gilbert Descossy (sculpteur de chewing-gums), Tanabé Shin, Richard Kostelanetz, Lucien Suel (Zéro + Zéro = Deux), Jean Torregrosa, Jean-Laurent Albertini )(entretien avec Jean-Marie Hanoburger, brodeur de sexes féminins (« on va dire des chattes »)), Boris Crack, Giovanni Fontana, Charles Pennequin, Akenaton, Jean-Louis Albertini, Lena Goarnisson, Alvaro Terrones, Klaus Peter Denker, et tous les traducteurs indispensables à l’internationalisme de la revue.