Doc(k)s n° 29-30-31-32 Esther Ferrer par François Huglo
« Sur les pavés l’argent ». Pavé vole ? Ou voyage, tel celui qu’Esther Ferrer a équipé d’une poignée, ou les 448 pages accompagnées de DVD qu’elle emporte, comme on dit de l’enthousiasme, à sa suite, pourvu que le lecteur perçoive l’humour, ce « faire ». Joël Hubaut (2008) : « Esther fait rire / (…) / Elle fédère elle fait dire / (…) / c’est fou ce qu’elle fait ». Elle « fait l’art », elle « ferrer ». Elle fait comprendre : Michel Giroud (Gerwulf- el coyote, « peintre oral et tailleur en tout genre ») la rapproche de Francisco Ferrer, l’anarchiste pédagogue du début du XXèmesiècle assassiné en Espagne. Fait comprendre qu’il n’y a rien à comprendre ? ÀPatricia Brignone qui évoque sa « simplicité doublée d’un humour impassible », elle dit son intérêt, dès sa première action/conférence avec Zaj en 1987, pour « la forme, la structure » de son discours, « la façon dont les choses s’enchaînent, en apparence très logiquement, mais en fait de façon totalement dépourvue de sens ». À Jacques Donguy, qui rappelle à Esther sa définition de la performance, « Désautomatiser la perception », et souligne son « minimalisme », elle répond : « je laisse le squelette, et après il y a l’absurde, il y a beaucoup de performances de moi qui sont compètement absurdes, donc, au fond, c’est vrai, j’aime le minimalisme et j’adore Jarry ».
Précédant toutes les raisons comme l’existence précède l’essence, l’ « art et vie » est un fait et un faire : « De la même façon que je n’ai pas cherché à naître je n’ai pas cherché non plus à faire de l’art ». Esther s’est trouvée « en train » de le faire car elle avait « besoin d’organiser le monde dans (sa) tête pour exister ». Donnant plus d’importance à ce qui arrive qu’à ce qu’elle avait pensé faire, elle cite John Cage : « l’accident fait partie de l’œuvre ». N’en déplaise aux « fanatiques » de la « RELIGION-ART » et de ses « marchands du temple ». À Thomas Fort (Paris Art, 2014) , elle parle d’Autoportraits dans le temps et Autoportrait dans l’espace comme de deux œuvres figurant « nos vies qui vont du néant au néant ». Elle s’inquiète d’un monde où « la photo finit par devenir plus importante que la réalité ». Selfies et réseaux sociaux banalisent des pratiques narcissiques effrayantes car elles finissent « par asséner l’idée qu’il faudrait être transparent aux yeux de tous ».
Un entretien mené par la mémoire foisonnante et précise de Jacques Donguy le 22 mars 2018 à Paris, atelier de l’artiste, revient sur les grandes étapes du parcours d’Esther depuis le trio Zaj formé avec Juan Hidalgo et Walter Marchetti à San Sebastian en 1966. Hidalgo était espagnol, Marchetti italien, tous deux ont étudié la composition musicale avec Bruno Maderna à Milan où ils ont connu John Cage, Esther est autodidacte. Pourquoi Zaj ? « C’est un mot très espagnol, parce qu’il y a le "z", parce qu’il y a la "jota", et c’est facile à dire », mais « ça n’a aucun contenu linguistique ». Fluxus est « le Zaj américain ». Dans la famille Zaj sont cités Duchamp, Cage, Satie et Durutti. Sous Franco, appeler les actions « concerts » était un bon moyen d’éviter la censure. Cage a amené une influence Zen. Il a invité le groupe Zaj pour une tournée de New York à San Francisco. Satie « écrivait dans ses partitions des instructions pour les interprètes très drôles », qu’Esther a inscrites sur un piano blanc. Interrogée par Silvette Babin sur les nouveaux performeurs, elle constate que le « côté ludique et minimal » n’intéresse plus qu’une minorité. Les festivals veulent du spectaculaire. Et des « positions politiquement terribles », néo-fascistes, font retour. Le minimalisme d’Esther est « basé sur la rigueur de l’absurde ». Ses conférences sont « toujours un peu ironiques » vis-à-vis des théories, mais « la théorie et la pratique sont inséparables ».
Sans ironie, second degré, humour, la lecture du dessin de presse devient aussi impossible que la compréhension d’une performance ou d’une installation d’Esther Ferrer. Pour Yves Vogelsang, Charlie n’est qu’un torchon vulgaire, sexiste et raciste, fondé par un proxénète, de même que « san Pier Paolo » n’est qu’un « curé de gauche ». Le procureur universel (espèce qui prolifère) préfère la kalasch au crayon. Un « mail-oukaze de Google» jugeant « pornographiques » des photos d’Esther Ferrer « nue » et interdisant leur diffusion, souffre d’une même infirmité de lecture, d’une même propension bête et méchante à couper des textes, ou des têtes.
Décontextualisée, la performance devient installation, et la photo s’apparente au dessin d’humour : inscription « défense de fumer » ou « pelouse interdite » sur des croix de bois façon cimetière, ou carte bleue sortant de la bouche d’Esther, objet s’incorporant à l’être humain et le transformant en objet, en distributeur automatique crachant ou avalant la carte (on dirait Cavanna dessiné par Honoré, détournement d’une photo fameuse d’Einstein tirant la langue). Ou phallus prolongeant les canons de « jouets éducatifs ou détournement de la pornographie au service de l’art ». Michèle Métail travaille dans le même esprit qu’Esther Ferrer quand elle débusque l’inégalité des sexes dans « l’inégalité des textes ». Le sens du détournement, si cher à Duchamp et aux situationnistes, suppose et exerce le sens de l’humour. Jean-Marc Proust n’en manque pas quand il énonce les « Mythes Fondateurs de la Macronésie » en détournant « les Techniciens du sacré » de Jérome Rothenberg. Et ça « marche » !
Pour Esther, la performance est « le plus libre et le plus démocratique de tous les arts », puisque chacun n’a besoin que de lui-même. Et « sans domicile fixe » cet art « peut s’installer partout ». Charles Pennequin : « Esther Ferrer fait des actions comme ça, comme tout le monde, mais avec conscience de ce qu’elle produit ». Clemente Padin, à propos de l’art de l’action et de l’utopie latino-américaine : par la performance l’art cesse « d’être un objet doté d’une "valeur d’échange" pour revenir au statut d’objet (ou concept) à "valeur d’usage", reflet de la conscience sociale et instrument de connaissance et d’échange d’idées », capable de « raviver par sa nature utopique, le choc permanent entre le désir et la réalité ». D’où le titre du quadruple numéro : « La culture n’est pas une marchandise ». Avec Esther Ferrer, viennent le confirmer et l’illustrer (outre les noms déjà cités) Denis Ferdinande, Aude Legrand, Lucien Suel, Maud Brethenoux, Philippe Boisnard, Yannick Torlini, Giovanni Fontana, Lorenzo Menoud, Fernando Aguiar, Franck Ancel, Isabelle Lartault, David Huguet, Charles Dreyfus-Pechkoff, Hortense Gauthier, Justin Delareux, Claude Yvroud, Luc Fierens, Mathilde Roux, Max Horde, Tanabe Shin, Xavier Dandoy de Casabianca, Aurélien Leif, Ivan Pozzoni, Gaétan Reynes, Fernand Fernandez, Antonio Gomez, Patrick Cazelles, Jean-Joseph Albertini, Bruno Lemoine, Mickaël Berdugo, Thomas Dufeu Lamouroux, Olivier Desmarais, Philippe Castellin, Richard Piegza, Démosthenes Agrafiotis, Fernando Davis, Boris Nielsony (Archives), Alvaro Terrones traduit par Marina Sanchis (About the Performance Art Archive).