E.X.E.R.C.I.C.E.S. de Khalid El Morabethi par François Huglo
Exercices, mais de quoi ? Spirituels ? De style ? De concentration, plutôt. À propos de ce premier livre d’un poète né en 1994, qui vit et étudie à Oujda, au Maroc, Béotiane parle d’une « nage d’arabesques, en boucle, à circuit fermé, là, au-dedans du bocal mental —in, mais en voix off longeant l’état frontal des questionnements lancés à cet autre habitant qu’est la conscience ».
Si exercice de style il y a, c’est celui du bond d’un vers (qui peut être un paragraphe) à un autre, du rebond sur un mot répété, un mot tremplin : sept, pierre, muscle, Bouddha… D’un embrayage sur un mot moteur : tigre. Dans Le petit prince de Saint Exupéry, manque le tigre, avec un g comme gorge, angoisse : l’énergie vitale et ce qui la contrarie. « L’enfant vit, parce que tigre vit. // Parce que tigre vit. Au fond. Tout au fond. Tout autour. Au-dessous. Au-dessus. À l’intérieur. Près du cœur. Près du monsieur. Près d’un autre (…). L’enfant pense qu’il est à l’extérieur et que le tigre est à l’intérieur ».
Si exercice spirituel il y a, c’est celui d’une retraite, d’un retour aux sources de l’énergie, plus près du « corps propre » des Chinois anciens, perçu par un « regard intérieur », un « regard inversé », une « écoute inversée », que du « corps-objet » des Occidentaux. « Muscle, je tourne mes yeux dans ma tête et je vois un muscle, je vois un cœur dedans le muscle, je vois une route familière et un animal autre que moi, je vois ce qui couche en moi ». Les rimes ou assonances, muscle « trompette » et « origine de la peste » par exemple, marquent en même temps le retour et le bond. Le centre vital est un autre, un « dibbouk », mot hébreu signifiant attachement, démon ou fantôme, esprit habitant un corps et pouvant être enfermé dans un placard. Cœur ou ventre, source des cris et des fluides vitaux, le dragon est souffle traversant les poumons, yeux tournés dans la tête, regard qui « trouve dans mon corps un refuge » (plus loin, Monsieur Noir est « un homme » et « un loup », qui « me dit que mon refuge est mon cri ».) Le bouddha de Khalid El Morabethi « n’est pas un Bouddha », il « a un pistolet bien caché dans l’armoire, un corps écrasé bien caché dans l’armoire, du silence, de la peine, du sang ». De même, « l’homme dans le miroir cache l’identité meurtrière ».
M est pourtant moins le Maudit qu’ « un moment calme », celui de « l’animal » qui « crée le silence ». Et si « faut que ça revienne au centre » faut aussi « que la bête sorte ». Elle peut être « un porc gris » qui « regarde le ciel ». Elle est toujours « la cause qui a faim… la cause, la cause normale, la cause du grand mal, la cause du diable, la cause d’une vieille dame, la cause… la grande cause du mangeur d’âmes » (on aura noté le jeu de rimes). Causerie et causalité, avec déperdition d’énergie dans le trajet de l’une à l’autre : « il se perd quelque chose, entre la vraie cause et le mot qui perd sa puissance ». Le M de miroir est aussi celui de monstre. « Monstre dit les serments. Miroir, miroir, miroir regarde la bouche de l’animal ». Ou : « Tout au fond, mon hibou assassine mes pensées et ordonne aux sens de ne rien dire, ne rien écrire et de partir apprendre à danser (…) monstre me parle, depuis l’enfance, il est né avec moi, il n’a jamais été passager ».
À « l’intérieur du bidon (…) il n’y a pas d’images, son parapluie est noir, il n’y a pas de mot juste, son parapluie est noir ». Ouvert ? Fermé ? Centrifuge ? Centripète ? Le « fond d’un corps divisé » rappelle la monade infiniment divisée, sans portes ni fenêtres, de Leibniz : « Suis-je une fenêtre fermée, un être enfermé » ? Ou l’œil dans la tombe de Caïn : « Quand je ferme les yeux / Je le vois au milieu, / Toujours au milieu, / Un monsieur d’un seul œil, / Qui me regarde sévèrement il me juge, il me condamne et il me frappe ». Il n’est pas Dieu, juste un « misérable monstre invisible », un « misérable trouble inconnu ». Mais « au paradis des poètes », loin « derrière la lune, dans une autre vie », sourit, « Rêveuse, / Humaine / Innocente./ Une C cédille, / Bête et qui a peur ».
Il y a du dessin dans l’écriture de Khalid El Morabethi : « Des grosses mains blanches tombent sur le parapluie du vide, son parapluie est vide », ou : « un homme avec une pomme collée au visage, une pomme vide, sa graine est vide ». D’où la vive complicité qui relie ces exercices aux dessins de Cyrille Roussat, d’une animalière humanité, d’un onirisme et d’un humour sensibles, à l’écoute du texte.