Eckhart, Du détachement à l'anénantissement par François Huglo
Vive l’hérésie ! Après Péguy, l’hérétique des socialistes jaurèssiens, et Bernanos, celui de l’extrême droite maurassienne, la collection Inactuels /Intempestifs des éditions Louise Bottu invite Eckhart, hérétique du christianisme comme Spinoza fut celui du Judaïsme. Le premier, né en Thuringe en 1260, moine dominicain maître de lecture et de vie (traduction littérale de Lesenmeister et Lebenmeister), dut se rendre en Avignon en 1327 pour la « purge disciplinaire » consécutive à son procès en hérésie, et fut condamné après sa mort survenue en 1328. Le second, né en 1632, fut banni de la communauté juive à 23 ans. L’un et l’autre furent condamnés pour panthéisme. L’éditeur, dans ses notes préliminaires, cite le Sermon 77 de Maître Eckhart : « Il n’existe pas de séparation entre Dieu et toutes choses, car Dieu est en toutes choses : il leur est plus intime qu’elles ne le sont à elles-mêmes ». Spinoza : « Dieu c’est-à-dire la Nature ». Les sermons d’Eckhart s’adressent aux simples laïcs et aux béguines, communauté religieuse laïque sous ordre monastique à laquelle appartenait Marguerite Porete, condamnée au bûcher en 1310 pour son livre Le Miroir des âmes simples. Spinoza peut être considéré comme l’inventeur de la laïcité politique. Aux confins de la théologie et de la philosophie (au lecteur de choisir les verres qui lui conviennent), la pensée de Maître Eckhart touche, selon Éric Mangin, à « l’essence de la littérature ». Virginia Woolf écrit dans L’Art du roman qu’elle naît au moment « où l’auteur découvre un décalage entre ce qui est à dire et ce qui peut être dit ». La littérature serait « une tentative de penser ce qui se dérobe à la pensée ».
Arrêtons-nous un instant sur ce point. L’éditeur cite Marguerite Duras (La vie matérielle) : « Écrire […] c’est raconter une histoire et l’absence de cette histoire. C’est raconter une histoire qui passe par son absence ». On pense au Récit hunique de Jean-Pierre Faye. Mais c’est tout le réel qui se dérobe. Christian Prigent écrivait dans son Journal 2021 (extrait 2) : « 21/02 : Si je désire quelque chose, c’est le réel en tant qu’infiniment incompréhensible —parce qu’en lui me nargue une vérité délicieuse, mais mystérieuse et terrible, qui emplit mon cœur d’angoisse et d’amour ». Eckhart a, selon l’éditeur, inspiré « Hegel, Schopenhauer, Jaspers, Heidegger, Wittgenstein, Michel Henry… ». Dans le prolongement de Schopenhauer, Clément Rosset écrit : « Le réel est ce qui est sans double (…) c’est une tentative inhérente à l’intelligence que de remplacer le réel par son double » (Le Réel. Traité de l’idiotie). Maurice Blanchot verra « dans le détachement eckhartien une négation qui en vient à se nier elle-même en identifiant le tout au rien, l’être au néant », ce qui sonne très hegelien (négation de la négation) mais aussi sartrien. Le philosophe du « néant d’être » n’est-il pas un cartésien qui a lu les trois H (Hegel, Husserl, Heidegger) ? L’ « idiotie » du réel, c’est aussi « l’absurde » ou « la nausée ».
Eckhart fait table rase : « l’homme doit être aussi vide de tout savoir propre qu’il l’était quand il n’était pas ». Il y a du doute systématique cartésien dans ce que Maurice Blanchot, dans Faux pas, écrit de lui : « D’une part, il n’a de cesse que tout ce qui subsiste n’ait disparu (…) et d’autre part il ne fait à aucun moment aveu d’impuissance intellectuelle, il se sert hardiment de la connaissance spéculative, il refuse de substituer les évocations et les effusions sentimentales au maniement d’un instrument rationnel précis ». Par le détachement, écrit Eckhart, l’homme « se tient libre et vide de toutes les créatures (…) Or le détachement est si proche du pur néant qu’il n’y a rien qui serait assez fin pour trouver place en lui, hormis Dieu ». D’où la théologie négative, ce Dieu n’étant ni ceci ni cela dont l’homme « libre et vide » se détache. Il n’est « ni être ni raison, ni ne connaît ceci et cela ! ». Il est « vide de toutes choses, et c’est pourquoi il est toutes choses ». Eckhart rejoint l’expérience du Cogito : comme le doute cartésien, le détachement « ne veut que reposer sur lui-même ». Affranchi, il « ne se laisse troubler par rien ». Ataraxie épicurienne ? Tao ? « L’esprit se tient impassible dans tout ce qui lui arrive », et cela le rend « semblable à Dieu ». Augustin, déjà : « l’âme a une entrée secrète dans la nature divine ». Par où la caverne platonicienne est éclairée ?
C’est que « Toutes choses sont — en forme finie —apparues dans le fleuve du temps, et sont pourtant —en forme infinie— demeurées dans l’Éternité. Là elles sont Dieu en Dieu ». Ici, Eckhart rejoint Spinoza : « Il est de la nature de la raison de percevoir les choses sous la forme de l’éternité ». Pour Wittgenstein commenté par Federico Ferrari, cette vision du monde sub specie aeternitatis est le point de jonction entre l’œuvre d’art et la morale, entre l’esthétique et l’éthique. La réminiscence proustienne repose sur un « instant affranchi de l’ordre du temps » comme « l’édifice immense du souvenir » sur la « gouttelette presque impalpable » de la saveur ou de l’odeur, et le « petit pan de mur jaune » de Vermeer conduit Bergotte vers l’éclairage de ses livres sous les vitrines après sa mort. Pour Eckhart, l’âme « avec sa raison » s’approprie « le divin ». Elle « s’en imprègne tellement qu’elle devient une avec ce quelle a pris en elle ». Cet oubli de soi lui rend « la mort indifférente », comme disait Proust. Clément Rosset cite Augustin (De immortalitate animae), souvent cité par Eckhart : « La mort que l’âme doit vaincre n’est pas tant l’unique mort qui met fin à la vie, que la mort que l’âme éprouve sans cesse durant qu’elle vit dans le temps ».
Montaigne refusait toute autre prière que le Pater, car il ne pouvait rien ajouter à « Que votre volonté soit faite ». Eckhart cultive la même disponibilité, celle du « pauvre en esprit » et du mystique, mais aussi du scientifique prêt aux remises en question qu’imposerait une découverte imprévisible. Celui qui prie « désire quelque chose » et « le cœur détaché ne désire rien ». C’est en ce sens qu’il prend le mot « pauvre », équivalent du mot « juste », les justes étant « ceux qui reçoivent de Dieu tout de la même façon, que ce soit grand ou petit, agréable ou douloureux », et renoncent à leur « volonté propre ». Ils « sont si fermement établis sur la justice, si entièrement sortis de leur moi, qu’ils ne se soucient ni des peines de l’enfer, ni des joies du ciel, ni de quoi que ce soit d’autre ». Loin de s’adresser « à Dieu comme à un étranger », dans une « position inférieure », on « ne doit pas chercher ou se figurer Dieu en dehors de soi mais le prendre comme il est mon bien propre et en moi ! ». Comme un égal : « Puissions-nous aimer la justice pour l’amour d’elle-même et de Dieu et sans un pourquoi ». La formule rappelle Angelus Silesius, sa rose apparemment incompatible avec le rationalisme. Leibniz : « Rien n’est sans raison ». Mais au bout du bout des raisons ? L’absurde fonde la liberté. Eckhart le mystique ne contredit pas Sartre, l’existentialiste athée, quand il affirme « Ce que nous comprenions nous appartient ».