Edgardo Franzosini, "Monsieur Picassiette" par René Noël
Pieds et mains
Créer son nom aussi vrai que si jamais il n'en avait reçu un à la naissance, sans le changer et non pour le mériter ou le provoquer afin de l'étonner lui-même, Edgardo Franzosini * , lombard, français des lombaires aux orteils, ne se tient-il pas en lisières des mondes de la prose et de la poésie ? lui qui cite en notes Macedonio Fernandez, orateur mythique, écrivain à l'occasion et maître iniatique de Borges & nombre de conteurs argentins, n'incarne-t-il pas le temps - la conscience en ses trois moments, hier, aujourd'hui, demain - des prosateurs face à l'espace, domaine des peintres et des poètes à longue vue, son roman relatant l'art de Picassiette, Raymond Isodore, inspiré de celui de Picasso avec lequel il a des entretiens libres, à bâtons rompus ?
N'y a-t-il pas du Stern chez Edgardo Franzosini, les chapitres de son livre précédés de pages noires ? Le jeu des pertinences passé au crible de l'impertinence de celui qui remercie non plus en hôte d'une culture qu'il fait sienne tout en restant peut-être aux yeux vains des autochtones, un invité, mais en contributeur qui lève les lièvres, prise de risque dirait Rabelais, à malin malin et demi, quand les mots, leurs usages, leurs sonorités et géométries sonnent, vibrent, aussi vifs qu'aux premiers jours, " La Saga des ordures " (p. 50) désignant le rebut et aussi bien l'or du cosmos et de toutes formes assemblées au hasard selon Héraclite. Si bien que Picasso et Picassiette partagent ce regard neutre, bovin écrit Wittgenstein, aucune forme n'étant évidente, l'image, l'enluminure, l'art des mosaïques, eaux vives imminentes des sources surgies des faces, des visages des fontaines, parentes des statues de l'Île de Pâques - indiquée en couverture -, sculptures de l'art brut de Picassiette où voisinent la chair et la pierre.
Pas rustre pour le coup, Picassiette pratique l'art de l'envers et de l'endroit, picador de Picasso, inspiré par l'art biographique de Marcel Schwob, la bouche d'ombre, soit le minéral vif, le soleil mobile fait œuvre pittoresque, liant la nuit et le rêve, la pierre et les houles d'atomes en erre, libres, pilés, stylets et magies des mosaïques, les banderilles, deux yeux des gargouilles où l'eau vive défie défait l'éther et l'éternité : roman, l'art d'un nom à l'autre, n'est-il pas arche, architecture ? Ainsi Picasso voit-il en Picassiette l'alter égo indispensable à tout travail d'arpentage, de cadastre, de construction des traits droits et des courbes, la constellation des images stabilisée dans le minéral, en digne descendant de Bouvard et Pécuchet, sage entre les sages au point de devenir le héros positif de son modèle préféré, la question du double, de la copie, résolue dès lors par Picassiette : l'art brut ne consiste-t-il pas à faire du reflet une réalité aussi solide et généreuse que l'objet original ?
La naïveté se fait éclair, prend de cours les idées, ce m vers le bas, c'est Cassiopée, la pratique des sens supplée au sens pratique (p. 108) sans l'imiter, syllabaire de pierre s'appuyant sur la forme des lettres. L'artiste n'est-il pas le familier de l'ailleurs qui n'est jamais que le foyer, le centre de l'ici, à l'image d'un plan de Mercator, d'une projection de la matière espace-temps - tout savoyard n'est-il pas ainsi depuis Stendhal, milanais, Gadda lui-même n'est-il pas ce Gaulois faisant le siège de Rome ? - ? Mais Picassiette n'en est plus depuis longtemps aux échanges d'offrandes, il faut entreprendre les travaux de terrassement, extraire des fragments et en tirer les enseignements, partir à nouveau frais toujours et encore de l'objet et de son double singuliers avant que le geste du sculpteur les confonde.
L'ingénuité a néanmoins tellement de fils à la patte, écrit avec la constance d'un défricheur d'idées reçues Edgardo Franzosini (p. 96), par la bouche d'Augutin Respect, auteur d'une biographie de Restif de la Bretonne - la lettre R elle-même n'est-elle pas le type même de candeur, longtemps prêtée aux fresques égyptiennes, faites de divinités, Horus..., aux pupilles félines fixes présentées de profil, répétées de nombreuses fois ? -, qu'elle n'a jamais trop de témoins, étais des maçons, pour vérifier la stabilité des murs, des formes. Respect & Restif instruisant notre héros Picassiette, nouveau Facteur Cheval - où il n'est question que de pieds féminins, partie anatomique du corps, création du démon aux yeux de l'évêque opposé à l'esprit divin -, en quoi le simplisme et la rigueur littérales, s'amuse notre érudit lombard, sans manquer à nos côtés de s'en trouver marri, se prennent trop souvent les pieds dans le tapis au point de risquer de prendre des vessies pour des lanternes. Et si le pied d'après Léonard de Vincy incarne un chef d'œuvre d'ingénuité mécanique et une œuvre d'art, et d'après Ammonius d'Alexandrie une image sensible autant qu'évidente de l'âme (p. 96), tout cela ne manque-t-il pas trop de mains ? glisse adroitement Picasso à Picassiette, les lois du reflet disputées sur la place publique, n'est-ce pas avec l'art net et clair, l'amitié transculturelle qui triomphe ?
* Franzosini, petit français, pour mémoire, sachant combien les traductions de noms propres sont problématiques lorsqu'elles sont imposées
par décret, à l'exemple des prussiens imposant à tous les mosellans et alsaciens de prussianiser de but en blanc leurs noms et prénoms, tout nom propre n'est-il matière au même titre que l'odeur, la voix, les sensations, à la vue devant soi ou en rêve d'un humain, de nombre de mammifères ? ainsi l'indicible, l'impalpable à travers les noms propres, sont-ils beaucoup plus précis et évocateurs que la doxa la plupart du temps veut bien l'admettre, chacun ayant des sensations à l'écoute d'un nom proche, connu ou inconnu, de son époque ou surgi du passé.