Entre de Philippe Jaffeux par François Huglo
Entrons dans le jeu musical des intervalles, interlignes, interstices de l’espacement joué aux dés. Le procédé de composition relève de la parenté entre point (et ponctuation), poing, et poignée, qui apparaît dans la définition, par le Gaffiot, du mot latin punctum : « piqûre, stigmate [au fer rouge], petit trou fait par une piqûre, ouverture dans une conduite d’eau et la quantité d’eau qui s’en écoule, petite tache, point [signe de ponctuation], point mathématique, instant, vote, point du fléau de la balance qui indique l’équilibre, coup de dés ». Le texte est en effet troué, poinçonné, « par empreinte de trois formes transcendantes : le cercle, le carré et le triangle », tracées à l’emporte pièce, et ponctué à l’aide d’une paire de dés. « Les intervalles entre chaque phrase s’étendent donc entre deux et douze coups de curseur ». Les dés sont jetés comme la poignée de « sel à la dérive » qui « conserve l’angoisse d’un analphabète » et imprime « son silence », l’ «intercale entre lui et le monde afin d’orthographier notre musique ». Plus loin : « Des écarts cristallisent des fragments afin d’inspirer le sel d’une unité irréelle ». Jaffeux semble tenir en main, pour les semer, tous les sens de punctum. L’équilibre marqué par le fléau de la balance : « Des interlignes s’harmonisent avec la ponctuation pour magnifier le hasart ». L’instant : « Il est aveuglé par des instants qui questionnent une déformation de l’écriture ». L’ouverture dans la conduite d’eau et ce qui s’en écoule : « Une évacuation discontinue de l’écriture attire une abstraction nécessaire ». Musical, le silence sculpte aussi « l’inexistence d’une position théorique », et l’ « irruption » de « la géométrie de votre guerre » dans « une peinture musicale ». Violence comme source et ressource : « Son instinct s’appuie sur un ressort qui déterre les ressources de nos peurs ». Ou : « Tes improvisations inquiétantes dilatent les brûlures d’une attente insupportable ».
Une « joie cosmique » rayonne de trous d’antimatière : « Réjouissez-vous de pouvoir être détruits par un texte illisible ». Ambivalence de l’angoisse, entre l’attrait des buissons ardents qui la consumeraient dans « la mystique d’un silence festif » (« Des soleils illuminent l’univers d’un espace impossible ») et « la recherche d’un ordre confus ». Une attente « recycle un chaos ». Le verbe angere (serrer, étrangler, serrer le cœur, faire souffrir, tourmenter, inquiéter) renvoie au punctum, au poing et au point, à la ponctuation et aux dés : « Votre angoisse est le moteur d’un jeu qui est compris par notre indifférence ». Elle bat, rebondit « d’une marge qui déconstruit le spectacle d’un sens ». Et « l’essor de ma joie se concentre sur la candeur de tes rebonds ».
Les dés ponctuent un « jeu sans but », rythment un « espace interminable », éparpillent le passé. Un monologue « traverse un monochrome ». Le coup de dés du « hasart » n’abolit pas le hasard, mais les interstices « prennent le risque de calculer une disparition de l’écriture ». Ce « dangereux supplément » selon Rousseau cité par Derrida ne contamine-t-il pas de vide et de calcul mortifère la parole pleine, la parole vive ? « Les arts de l’espace portent la mort en eux », écrit Derrida, alors que « le chant présente la vie à elle-même ». Dès que la langue et la musique sont écrites, « calcul et grammaticalité » entraînent « perte d’énergie et substitution » (De la grammatologie). La répétition du coup de dés l’apparente à la machine, ce côté obscur de la langue : « l’ombre de ta langue s’affiche sur des feuilles qui interceptent la lumière crépusculaire d’un ordinateur ». Ou : « Des nombres écoutent un ordinateur qui organise la subversion d’une compulsion ». Le risque du « vide expérimental » est affronté : « J’avance hors de moi afin de construire chaque apparition de son monde ». La répétition du coup de dés relance « une roue » dont le maintien « m’enseigne à écrire pour renouveler le support de mes chutes », à « écrire pour me répéter ».
Le point qui ponctue est « point de vue d’une absence » qui « jaillit sur un écran ». L’encre « adhère à ma disparition dans une nuit intraduisible » où, pourtant, « un univers d’étoiles reconnaît la complexité d’un alphabet planétaire ». Mais pas d’univers, pas d’unité, sans vide ni tension : « Nous habitons la tension d’un entre-deux pour nommer l’unité de notre voyage ». Entre-deux d’une « ponctuation mouvante ». Entre « alphabet préfabriqué » et « invention d’un élan inexploré ». Entre « gestuelle d’un éloignement » et « vertiges d’une distance ». Entre écriture et peinture (« glissement » de l’une vers l’autre). Entre « traces d’un alphabet éternel » et « feu de nos consciences ». Entre mémoire des mots et leur oubli « par une infinité de nombres ». Entre « cinématique d’un espace » et « interlignes bricolées ». Entre « ordinateur corrompu » et « tension d’une image ». Entre « paire de dés » et « signature mesurée ». Entre « deuil de l’écriture » et « rire d’un support ». Entre « espace alternatif » et « débordement d’octets ». Entre « l’humour d’une distance » et « l’échelle d’une miniature monumentale » qui la reproduit. Reprendre, relancer les dés : prise en main des lettres « par les nombres ». Répétition, compulsion, non sans analogies avec des reprises à la Péguy. Accords ? Guerre ? Comme celui de Monk avec et contre son clavier, le Grand Jeu de Philippe Jaffeux est un Grand Combat.