Érotismées II de Sylvie Nève par François Huglo
Un érotisme au féminin qui ne hait pas les hommes, quelle chance à cueillir ! Le fruit est à point : Sylvie Nève avait signé un Érotismées, sous-titré « Le livre du cuer d’amour fessu », dans la revue Electre en 1987, repris et complété à l'Atelier de l'agneau en 2006. Dix-sept ans plus tard, elle nous offre aux éditions Plaine page trois livres en un : Sous venir (1981-2021), Mots de l’amour (1981-2021 Les dix premiers mots des lettres A,B,C,D), et Le Chevalier aux abats (2012), réécriture du Lai d’Ignauré, conte anonyme du début du XIIIe siècle. « Tout mot peut devenir mot d’amour », écrit-elle à l’ouverture de son lexique amoureux. Dimension amoureuse du lexique, dimension langagière de l’amour : une boucle ? Pourtant, ce dictionnaire en croise un autre, Abêtcédaire, quand un peu plus loin elle cite Rémy de Gourmont : « L’amour est profondément animal, c’est sa beauté ». Le langage n’est pas un ange…
Dans les trois premiers vers du recueil de 1986, le sens de la vue consommait sa proie : « aux yeux de tous, / pour mes beaux yeux, / tu me dévoras ». Dans celui de 2023, une brève nouvelle, « Nuit de la Saint Jean », substitue au voyeur vu (« de tous ») une voyeuse vue : « Elle est face à la mer, et son visage me voit encore, moi, en contrebas désormais, qui les regarde », elle et son compagnon moins jeune qui « s’aveugle d’elle (…). Et l’étreinte dure toujours, corps à corps, loin des feux et de la Saint Jean, face à la mer, témoin à perte de vue… et le face à face avec Thétys ». Vue et point aveugle encore dans le texte suivant, « En février 1975, il m’a emmenée à Lille voir au cinéma Puzzle of a downfall child ». Voyeuse vue à son insu : « Je maigrissais pour cet ange que j’aimais. J’avais 16 ans et un professeur de français, j’étais mince et sûre que cet ange ne me voyait pas. / Or l’ange n’en était pas un. / Et me voyait ».
De « Cet homme nu » à « Celle qui sue », une larme de sueur renvoie-t-elle à la « liqueur d’or pâle et qui fait suer » du poème rimbaldien ? Une nouvelle en vers en 13 sections (séquences plutôt : c’est du cinéma) pose discrètement la question du consentement : celui qui prélève, « capture » pour la goûter, quelques gouttes de cette liqueur à l’aisselle de sa voisine dans un café, a-t-il le « blanc-seing » qu’il ne demande pas ? Le silence vaut-il pour oui, vaut-il pour non ? Suspense. La narratrice ne répond pas.
Chez Nève, si le désir chasse, ce n’est pas pour compter jusqu’à mille tre, c’est pour manger. Pourquoi dit-on « canaille » la sieste qui ne l’est que comme « cuisine des amourettes, / fraises, rognons blancs, et autres "béatilles" » ? On devrait la dire « honorable », cette sieste annonciatrice du Chevalier aux abats !
Cheveu animal tombant sur la soupe langagière ? Avec À à l’orée du lexique, « Un cil, un poil, orne la première lettre de l’alphabet ». À celles qui voient dans le couvent l’horizon ultime du féminisme, Sylvie Nève rappelle que les « nones » n’avaient « ni la vocation ni le choix ». La question du consentement revient, pour une réponse positive, avec l’ Abandon cher à Julie de Lespinasse, entre se donner et lâcher prise. Et Abandonnataire : « ah bande celui à qui l’autre fait / abandon d’un bien : son orgasme ».
Langage et animalité s’échangent, se retournent l’un en l’autre. L’accent sur l’A renvoie au pelage, « les attributs masculins » au Dactyle : « Syllabe longue suivie de deux brèves ». Mais la Dactylologie est « langage des doigts, conjointement inventé par Abélard et l’Abbesse de l’Abbaye de Cunni » ( L’Abbesse de Cunni d’Hélène Brassac est citée à propos de Babouche —bouche du bas ?).
Il y a du Chérubin de Mozart dans le Chevalier aux abats : « je ne lime / que ne me lie-je », car « toutes à désirer », c’est « chaque fois celle / ce jour-là, cet instant-là / Chaque fois celle-là unique / chacune unique / l’une après l’autre ». Ou du Don Giovanni, chez ce virtuose des cordes pincées ou frottées : « de mon corps —harpe, viole— il est / musicien ». Généreux, il a « la queue sur la main ! ». Mais « chacune veut pour elle seule / son amant ». Cette seule entre toutes —onze épouses pour un seul amant— est tirée à la courte paille, et le chevalier devient le bouc émissaire des autres et de leurs maris. Chevreuil émissaire, plutôt, chassé comme Adam l’est du paradis : « courir nu ronces giflent broussaille terreur / main écarte ronces griffent sang terreur / l’autre main protège vulnérable sexe terreur ». Rivalité mimétique, dirait René Girard, entre les femmes, entre leurs cocus ? « Chevreuil Ignoré sanglant face à la meute » est un « homme mort ». On prélève, on dévore « cœur, testicules, sexe ». On partage la « galantine » : les « bas morceaux, abats / nobles » du galant.
Sylvie Nève plaide pour le sacrifié. « Onze maris te jugent : / ils jugent que tu es sans morale — / eux seulement : onze fois garants / des mœurs, les bonnes, pour faire mal— / le plus grand Mal, au grand Amant ! ». Ces « mœurs ni bonnes ni galantes » devraient rendre les armes à l’art « de jouteur, de goûteur, de jouisseur » —à ses « douceurs savantes si / galamment harpistes, gambistes, …— / oh point vertueux, mais : oh combien vir- / tu / ose !) ». La narratrice ose mêler au rythme de ses vers non seulement des souvenirs de ceux de Ronsard (« Narrons narrons dès aujourd’hui / les basses choses de la vie ! »), de La Fontaine (« haro sur les femmes et le baudet », ou « conscient, mais un peu tard / qu’on ne l’en aimerait pas plus », ou « Eh bien… courez maintenant ! »), de Baudelaire (« s’aimer à loisir, dans la forêt qui leur ressemble… »), mais aussi des réminiscences de chanson : « Mon amant de Saint Jean ». Le lexique amoureux citait « Les bancs publics » de Brassens, « Je t’aime moi non plus » de Gainsbourg avec Birkin. Sylvie Nève « sonne » à la fois médiéval (et courtois), grec (ô Thétys) et moderne (absolument), virtuose elle aussi. On rêve d’ouïr —on peut aussi tenter de dire— son « Chevalier aux abats » pas tout bas : à haute voix !