Fa Jung de Daniel Giraud par François Huglo
Gravé à l’esprit Sin Ming
Daniel Giraud s’est donné la mort le vendredi 6 octobre 2023 à Saint-Girons en Ariège, où il avait élu domicile en 1972 après de nombreux voyages (Afrique, Asie, Amérique). Il avait écrit en 2016 : « Connaître la réalité de la conscience permet d’assister à sa propre mort, au centre du monde, mourir avant de mourir et réaliser sa vraie nature ». Et, dans le même ouvrage au titre profondément anarchiste, Comment s’affranchir de son thème astrologique (éditions Arqa), « Sentir que l’on n’est jamais né (et que nous ne mourrons jamais) nous affranchit de notre instant et lieu de "naissance" de notre corps, et donc de notre thème astrologique », l’astrologie étant pour lui « une gnose, une connaissance de l’art sacré, une interprétation des rapports entre l’être et le Cosmos ». Dans Tao et Anarchie, Daniel Giraud rapproche Tchouang Tseu (IVe siècle avant J.-C.) de Max Stirner et de Nietzsche, ces penseurs se méfiant du pouvoir de l’état et renvoyant chacun à lui-même, à une solitude affranchie du bien, du mal, et des structures oppressives. L’anarchie taoïste de Daniel Giraud croise aussi Lao Tseu et Cioran. Né en 1946 à Marseille, il a créé en 1977 la revue poétique et métaphysique Révolution intérieure, dont le dernier numéro paraîtra en 1987, et qui donnera son nom à l’édition de ses écrits auto-publiés.
Daniel Giraud a appris le mandarin par lui-même, mais ses traductions de Li Po (Albin Michel, 1989), Hsin Hsin Ming (Arfuyen, 1992), Hsan Shan (Orphée La Différence, 2016), du Tao Tö King (Courrier du Livre, 1989, et l’Harmattan, 2011) sont reconnues par des sinologues tels que Jacques Pimpaneau. Des récits de sagesse d’extrême orient (Gallimard, 2007) traversent les traditions du Tao et du Tch’an chinois « qui a donné le Zen au Japon ». L’un des « textes » essentiels de cet « enseignement muet et paradoxal » issu « de l’alchimie subtile entre Bouddhisme (officiellement) et taoïsme (officieusement) » est le Sin Ming (ou : « la négation originelle fondamentale ») dont l’auteur est Fa Jung (594 – 657). « Sin Ming, gravé à l’esprit ou inscrit au cœur », est pour Daniel Giraud qui en propose ici la traduction entre une introduction et le texte chinois suivi de notes, « un écrit de l’esprit qui se perçoit de lui-même, de cœur à cœur. Sin c’est aussi bien les pensées du mental, le cœur des émotions que l’esprit universel considéré dans une perspective métaphysique non duelle (…) L’esprit est non-né, tout comme les naissances apparentes (…) Dans le silence paisible, le non-né n’est pas affecté par toutes les situations apparentes et les tourbillons de pensée (…) À l’esprit vacant tout est vide. La dernière parole du Sin Ming est une sans-parole : "Le non-dit discerne le vrai du faux et fait prendre conscience" ».
Tout traducteur parie sur l’échange. Tournant le dos à l’exotisme, l’universaliste Daniel Giraud n’hésite pas à lancer des ponts entre penseurs chinois et occidentaux, et nous autorise implicitement à faire de même. En amont de Nietzsche qu’il rapproche du taoïsme, l’influence de Schopenhauer s’est étendue de Proust à Clément Rosset, en passant par Hermann Hesse. On pense à « l’idiotie » selon Rosset, et à nos philosophes, dramaturges et humoristes de l’absurde, en lisant : « tout n’a pas de cause / lumière et paix se manifestent spontanément ». Ou à Proust : « Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause », ou : « une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause ». Face à cette obscurité lumineuse, « ne pas penser est l’action efficace », l’action « au plus subtil et profond », nous dit Fa Jung. Où « l’essentiel du savoir est non-savoir ». Où « la réalité absolue n’est pas explicable / non séparée, non entravée ».
Mais c’est sur l’obstacle auquel se cogne tout langage (et qu’il doit se cogner), sur son désir et son incapacité face au réel, à l’impression vécue, que le Sin Ming rencontre Proust et les modernes. Du côté de chez Swann : « Et voyant sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel , je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé : "zut, zut, zut, zut" ». Fa Jung : « être ainsi par soi-même clair et paisible / sans pouvoir arriver à en parler ». Et si l’expression du narrateur proustien est « égarée au possible », comme dirait un autre, aux yeux d’un Fa Jung elle n’est pas inadéquate : « extérieurement, ayant l’air ignorant et bête / intérieurement, le cœur vide et juste ». On croit lire Le monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer quand Fa Jung écrit : « Les pensées font seulement tournoyer et obscurcir / elles troublent et perturbent les souffles vitaux ».
Loin de s’opposer à la littérature, l’ « enseignement muet » du Tch’an la fonde (qu’on pense au « monde muet », grand aiguillon de Ponge), la sauve du naufrage dans la logomachie. Et si rien ne paraît plus éloigné de l’orient indien ou chinois que le cartésianisme, l’évidence du Cogito émergeant du doute systématique répond parfaitement à : « n’ayant pas de lieu pour apaiser l’esprit / la clarté de la vacuité se dévoile d’elle-même ».
Loin d’être inconciliables ou irréconciliables, les deux cultures dialoguent, à une quinzaine de siècles d’intervalle, et s’harmonisent dans l’oreille du bluesman « Dan Giraud ». Si nous l’entendons si clairement, si distinctement, nous jouer du Fa Jung, c’est qu’il n’est pas parti bien loin.