Fabulaux de Laurent Albarracin par François Huglo
Ce ne sont pas des animaux « d’hommestiques » ou « en mal d’homme », comme disait Lacan, ni des organismes génétiquement programmés pour l’industrie alimentaire. Sans être sauvage, le chien, peut-être andalou, qui garde l’entrée de ce « bestiaire de poche » ne défend rien. Son doux maître lui obéit, par égard sans doute pour les « sourires de girafe », les « mains de pingouin » et le « cœur d’écureuil » qui lui rappellent Arcimboldo, André Breton ou Marcel Duchamp.
Ce sont de vrais animaux : des corps vivants comme vous et moi. Comme et pas comme. Autres et fraternels. Étranges et familiers. Des rêves, fables et chimères en chair et en os. Autant l’animal, par définition, a foi en la vie qui l’anime, autant Laurent Albarracin a foi dans le langage comme le poisson dans l’eau dont, même arraché, il demeure la « chair vivante », la « vérité tangible », le vecteur et le réflecteur. Vie et langage sont des parallèles qui ne cessent de se croiser. Dans « hippopotame », il y a « peau » et « pot ». Si dans « lapin » il y a « pain », c’est que l’un et l’autre sont mous. Les sons des mots et les matières des choses communiquent, puisque les mots ne sont pas des choses, les choses ne sont pas des mots, mots et choses ne sont pas des chiens de faïence également inertes, plutôt des animaux consanguins. Si dans « cuiller » il y a « cul », si une « cuiller à poils » sert au lapin d’arrière-train, ce n’est pas un hasard. Albarracin n’écrit pas le mot « conil », qui est peut-être sous-entendu. « Parfois leur cul-blanc les soulève et les meut ». Il n’écrit pas non plus le mot « rabbit », mais « son » lapin mâche de la gomme arabique. Le poète sort-il de son chapeau des peaux de lapin bourrées de calembours ? Ni truc, ni miracle pourtant, dans ces rencontres. Vie et langage s’incarnent l’un l’autre. Aucun tour de passe-passe : ils passent, baignent et se reflètent l’un dans l’autre. Lequel est l’illusionniste ? Les oiseaux tracent « une ornithologie magique » où ils « se jouent de la perception qu’on a d’eux ». Où c’est le chasseur qui est leurré.
Quand Albarracin écrit que la vache est « grande et vascularisée », on voit les veines sous l’étendue de sa peau, on est aussi tenté d’entendre « vache cularisée ». Une vache culaire n’existe pas, mais une vache cularde, si. Mots et animaux vivent en osmose, il est donc permis de se demander « comment sont libellées les libellules » et de tenter de lire une réponse dans le texte qu’elles «rédigent sur la page des étangs ».
L’animal est un animal politique, le rat en particulier, les rats plutôt, qui poussent le « toupet » jusqu’à faire la « toupie » dans la cale où ils sont descendus « à la corde de leur queue » —à la fois force du poignet et raideur du pendu. Comment, rongeant ces huit vers brefs dédiés à ce « génie de la misère » dont font preuve les « rois de l’invasion » ne songerions-nous pas aux cargaisons d’esclaves ou d’émigrés ? A ce rat damné de la terre, il faut peut-être opposer la taupe qui en est la main, mais une « main pour rien », ne provoquant qu’ « éruptions ratées », « soupirs d’impuissance », « caprices épidermiques », « révolutions de bas étage », « velléités d’accouchement » et « déception ». Au ressentiment creusé par la taupe, à la fois son labeur, sa nourriture et son horizon, peut aussi être opposée l’apparente oisiveté du renard, « à jamais le plus chômant de tous les animaux », riant sous cape « dans l’aile du corbeau ».
La référence à La Fontaine était déjà sensible dans l’allure de ces brèves pièces en vers, mais contrairement aux fables les fabulaux ne sont pas des récits. Ils ne mettent pas en scène des animaux trop humains. Chaque animal est fable parce qu’il est une scène, parce qu’il est l’arche de Noë. Le bouc est «le singe de son bouquet », il en est aussi l’oiseau. Tout chat peut être appelé sphinx, tout bousier Sisyphe, et l’araignée règne, piégée par son nom. La complicité est ici très étroite entre métaphore et métamorphose. Félix Guattari, au cours d’un entretien, se disait preneur de tous les mots commençant par « trans », sauf « transcendance ». Albarracin, lui, prendrait tous ceux qui commencent par « méta », même « métaphysique », mais à la manière de son renard, avec un air de ne pas y toucher, une sorte de candeur rouée, de préciosité ingénue, en joyeuse connivence avec la simplicité, la fraîcheur des dessins de Diane de Bournazel. Ce petit recueil maniable et soigné, agréable à l’œil et au toucher, ne serait-il pas —aussi— un livre pour enfants ?