Faire le mur d'Emmanuèle Jawad par François Huglo
Le titre est ambigu. Franchir le mur, s’évader, ou le construire pierre à pierre ? Le « faire » poétique comme affranchissement, ou comme construction, piège et prison ? Le tag efface le mur derrière des couleurs, des formes, des signes, qui ouvrent l’espace urbain à des envols par effraction. C’est, au contraire, un redoublement du mur, l’exposition « Wall on Wall », où Kai Widenhöfer superposait au mur de Berlin des photographies de murs dans le monde, qui a amorcé le travail d’Emmanuèle Jawad, où les murs sont considérés comme des textures, assemblages de matériaux diversement usés, rouillés, écaillés, pelés, raclés, et où les textes sont des conglomérats de mots, assemblages de strophes, traités comme des petits pans de murs, des surfaces striées, lacérées, dont les fissures sont colmatées par divers sédiments. Plages sonores aussi, triturées, parasitées, par un morse étrange, crachotant, d’assonances, rimes et allitérations :
« des filtres optiques traquent les trames
traces très proches d’un sol troué historique
recouvrent les tranchées »
Les premiers vers produisent une autre ambiguïté : le « il » désigne-t-il le mur, ou l’objectif de l’appareil photographique, de la caméra, du drone, voire même le langage, le double cadrage de sa double articulation ?
« il cadre
territoire à la coupe
segmente
porte à l’éclat »
Capter, c’est capturer. En chaque prise de vue, un prédateur prend. Saisie, appréhension, compréhension, emprise, circonscrivent une proie. La capture d’image est captation de biens. D’où l’étroite complicité entre frontières et caméras de surveillance, tracés et cadrages dressant des murs qui privatisent l’espace —espace public ? Tous sont prisonniers, tous sont traqués.
« un travelling circulaire
dans la rotonde d’immeubles
contre-plonge »
De strophe en strophe, de vers en vers, des murs parlent aux murs, des frontières parlent aux frontières. Mexique : « pelé de Sonora que drones rasent rares parties claires d’un désert trois segments », Espagne aux confins de l’Europe et de l’Afrique : « on capte sous-terre des indices à Melilla au maillage si serré ferré d’un mur / l’enclave sur la côte africaine frôle aux abysses d’un ferry l’Europe ». Ou : « proche infrarouge irradie poche de roches / que rapproche Cadix îlot Persil fenouil de mer // en total noir Ceuta soustrait Sebta par la plage / à pied des migrants lames sur base tranchante ». Chypre : « à Nicosie, la ligne Attila est verte, la zone bleue où la ville se dédouble ». Irlande : « frottis clairs des fresques aux façades de Belfast outre sol / émergent des berges de la Lagan les boues ouvrières ». Gaza « mur campé », Berlin « fragments épars ». Partout s’érige « permanence un mur temporaire », ligne de front des radars, « topographie de barbelés ».
Passent rapidement un personnage prénommé Anna et un autre, non nommé, qui « se saisit » (capture encore) « du roman / le film adapté / d’une durée de quinze heures / porte le nom de l’Alexanderplatz ». Les corps humains ? Échoués : « au flot des migrants noient le flux courant de corps coques / retournent formes courbes mécaniques de la structure / (…) / archipel des Pélages aux tortues marines corps d’ombre longent / la plaie d’eau défaits des chairs rade amarrée des crânes ». L’humanité ? Objet de méfiance, de surveillance. Parquée, naufragée.
La vie n’a pas encore disparu mais elle s’est raréfiée, en un texte inquiétant. Inhospitalier ? Réplique à l’inhospitalité du monde global, il griffe et cogne les murs, les troue, se fraie une issue « dans la perforation d’un mur abattu Anna / parmi les fracas d’ici là-bas ». Il affronte les frontières.
La poésie pour « faire le mur », pas pour faire joli.