Faut-il brûler Tintin ? de Renaud Nattiez par François Huglo
La couverture de Stanislas répond à la question « Faut-il brûler Tintin ? » en taillant aux « auteurs », canadiens ou autres, d’autodafés, le costume du Ku Klux Klan. Tintinophile, Renaud Nattiez tente quand même de comprendre les tintinosceptiques, d’analyser leurs arguments. Alain Finkielkraut rejoignant Frédéric Pajak méprise la bande dessinée, « sous-culture de masse importée d’Amérique », et dénonce la « confusion des genres » qui fait passer Hergé pour un artiste. Michel Onfray dirait même plus, à propos de Benoît Peeters : « un spécialiste d’Hergé ne saurait se prétendre biographe de Jacques Derrida ». Renaud Nattiez relève le « caractère contradictoire » des critiques. Comment Tintin peut-il être à la fois « un boy-scout béni-oui-oui » et un ennemi des animaux, un conformiste triste et un marginal ? Ses aventures sont-elles commercialement « surfaites », ou « démodées, promises à tomber dans l’oubli » ? Ces reproches de nature idéologique décrivent leurs auteurs sans atteindre le graphisme, les scénarios, la dramaturgie, ni le « mythe qui transcende les critiques récurrentes sur le contenu contestable et daté de plusieurs albums, faisant oublier certaines dérives du héros et de son créateur ».
Partant de La dernière aventure de Tintin et d’Hergé, Nicole Benkemoun lisait à travers l’ensemble des albums toute celle de l’art et de la poésie modernes. Renaud Nattiez, lui, est l’auteur de Brassens et Tintin, Deux mondes parallèles (Bruxelles, les Impressions nouvelles, 2020). Ce parallélisme le porte à répondre à ceux qui classent le « reporter solitaire » dans « le camp du conservatisme ou de la réaction » : aussi foncièrement individualiste que tonton Georges dans « Le pluriel », Tintin « n’est jamais assujetti à un projet de type révolutionnaire » et combat, comme le disait Hergé lui-même, « pour des causes privées qu’il trouve justes, et non pour des causes collectives ». Comme Camus, il préférerait « sa mère » de chair et d’os à un mirage de « Justice ». Comme Brassens, il retarde tant qu’il peut une mort « pour les idées » de ceux dont « c’est la raison de vivre » et qui « ne s’en privent pas ». Comme Gide et Orwell, il tourne le dos à « beaucoup d’esprits brillants » certains que « le paradis sur terre existe bel et bien chez les Soviets » (après comme avant la révolution des Picaros, des policiers surveillent des bidonvilles). Tintin n’est pas pour autant un « super héros à l’américaine » : trop humain, trop subversif, ce qui contredit ceux qui, avec Patrick Cauvin, voient en lui un « chicon » trop lisse, un « premier de la classe ». Tintin l’Européen ? Colonialiste au Congo, il ne l’est plus en Amérique, et le conseil catholique Providence, en Ontario, qui a brûlé l’album, ignorait sans doute qu’Hergé, « empathique et universaliste », avait « pris son inspiration auprès du père Gall, moine trappiste passionné par les Indiens au point d’avoir appris leur langue, et Sioux par adoption ».
Si « Tintin n’a rien d’un écologiste », c’est qu’il oppose, comme les philosophes des Lumières, « un optimisme de la science à un pessimisme de la nature ». Ni féministe ni machiste, il est neutre, « à moins qu’il n’incarne, comme le suggère Benoît Peeters, à côté du rugueux Haddock, la part de féminité d’Hergé dans une œuvre à dominante masculine ». Tintin est « ambivalent . Son indétermination pousse Michel Serres à le comparer à un « pertuis de foire », ce « trou dans lequel chacun peut introduire la tête » pour s’identifier à un personnage. « Toute détermination est négation », disait Spinoza. Tintin incarne donc « la liberté au plus haut degré ».
Tintin comme « trou » passe du « redresseur de torts à la Zorro » à l’empathie d’un Maigret « qui crée les autres personnages en se mettant dans leur peau » et à la transparence, au retrait du narrateur proustien. L’apparition de Tchang « marque le début de la révolution copernicienne » qui déloge Tintin du centre d’un « monde unidimensionnel ». Des Bijoux de la Castafiore aux Picaros, il « s’efface ». La « sédentarité épicurienne chère à Haddock » triomphe « de l’aventure et de l’hyperactivité tintinienne ». Brassens encore ? Celui de « Don Juan » : « Gloire à qui, n’ayant pas d’idéal sacro-saint / Se borne à ne pas trop emmerder ses voisins ».
L’atténuation du manichéisme et de l’héroïsme initiaux valorise les personnages mineurs, Peggy Alcazar par exemple, qui vouvoie son mari et l’appelle par son nom de famille comme Simone de Beauvoir le faisait avec Sartre. Renaud Nattiez nous transmet sa tendresse pour les « anonymes », les « invisibles », les personnages qui n’apparaissent qu’une fois, tels le Docteur Triboulet dans L’Oreille cassée, p. 10, et son « chauffeur-secrétaire anonyme ». En une seule vignette, « l’histoire d’une relation datant probablement de plusieurs décennies transparaît dans le regard attendri du chauffeur qui finit, avec les ans, par ressembler à son employeur ».
Grâce à « une alchimie entre réalité et fiction » caricature et « vérisme », Tintin est, comme l’affirme Dawa, fils du sherpa de Maurice Herzog, Ang Tharkay, devenu Tharkey dans l’album tibétain, « un véritable mythe, donc il existe, comme tous les mythes ». Nous visitons avec Renaud Nattiez « une géographie imaginaire mais crédible », mélange harmonieux « de lieux fictifs et existants ». La « force de réel » de la Syldavie est plus importante que celles de l’URSS, du Congo ou de l’Amérique dans les albums antérieurs au Sceptre d’Ottokar.
Plongé dès ses quatre ans, avant même de savoir lire, dans L’île noire, Nattiez y a découvert cette « Babel heureuse » qu’est pour Barthes la littérature. Comme celle des personnages de Proust, l’identité de ceux d’Hergé « passe par un parler, un ton, un style », la caricature qui caractérise les héros étant « à la fois graphique et verbale ». La neutralité linguistique de Tintin, qui favorise l’identification, étend son universalité jusqu’aux animaux : un éléphant dans Les cigares du pharaon, un singe dans Tintin au Congo. Milou parlant pour le lecteur le place « dans une position supérieure à celle de Tintin ». Tournesol illustre, comme Ionesco, « la tragédie du langage » où les Dupondt, superfétatoires (toujours un jumeau de trop, d’où les tautologies et pléonasmes) représentants de l’ordre, introduisent le désordre : confusion, paralogismes, fatrasies. Si la Castafiore déforme les noms des autres, tous figurants dans son spectacle superlatif, Haddock est l’inventeur d’un « lexique inépuisable ». Un précurseur de Jean-Pierre Verheggen ?
Comme « le théâtre de Molière, comédie d’intrigue », l’œuvre hergéenne « a pour composantes essentielles des peintures de mœurs et de caractères, des intermèdes comiques et une dimension morale », avec peut-être dans les deux cas « un pessimisme sous-jacent », sans que ces auteurs (ni La Fontaine, fan de Molière) ne se transforment « en donneurs de leçons ». Ils décrivent « des caractères incorrigibles », des petits défauts et grands vices « enracinés ». Nattiez analyse les « invariants structurels » des « albums canoniques », entre « albums de jeunesse » (les trois premiers) et « albums déviants » (Vol 714, Picaros), où Tintin s’affranchit de la structure, jusqu’à sa disparition (L’Alph-Art) : la « quête finale » se solderait-elle « par un échec et par le triomphe des bandits » ? Et si le doute, en suspens comme le « chut ! » de Tintin en couverture des Bijoux, restait son dernier mot, fermant l’œuvre « ouverte », ouvrant l’œuvre « close » ?